Fiche de lecture: Sociologie des mouvements sociaux, Érik Neveux

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Fiche de lecture: Sociologie des mouvements sociaux, Érik Neveux

Publié le 01/01/2020
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Je vais inaugurer ce blog pour la nouvelle année avec un nouveau format: des fiches de lectures. Comme pour la plupart des articles ici, j’écrirai ces billets principalement à des fins d’autodocumentation. L’idée serait de restituer succintement des idées détaillées dans un ouvrage, assorti de mes réflexions ou critiques si il y a lieu.

Sociologie des mouvements sociaux propose un état des lieux de la science de la description et de l’analyse des mouvements sociaux. Comment étudier le vaste univers des luttes sociales? Quelles questions méritent d’être posées, et comment les chercheurs essaient d’y répondre? Cette fiche de lecture tente de résumer les idées principales qui figurent dans ce livre. N’étant pas sociologue de formation, je risque de faire des raccourcis, des imprécisions voire carrément des erreurs. Si vous en trouvez, n’hésitez pas à me les signaler :)

Qu’est-ce qu’un mouvement social?

En premier lieu, l’auteur propose de définir un peu plus ce qu’on appelle un mouvement social. Il ne s’agit pas seulement d’une action commune: des automobilistes parisiens et des chauffeurs de poids lourds en opération escargot bloquent tous deux des routes; mais l’action est concertée dans un cas et pas dans l’autre. Un autre critère nécessaire se tient dans la recherche d’une action commune, en laissant de grandes libertés quant aux formes de cette action. Cette action est concertée envers un adversaire plus ou moins défini: proposition de loi, administration, condition de traitement de personnes, etc. L’auteur rappelle enfin qu’une tentative de définition d’un mouvement social se mêle nécessairement à l’identité de ses participants (appartenance ethnique, capital symbolique ou financier, situation économique, etc.). De même, l’opposition entre organisations (états, administrations) et mouvements (collectifs de lutte) est artificielle: il existe des mouvements qui se professionnalisent, et les domaines dits professionnels empruntent au militantisme certaines techniques et lexiques. Les deux milieux sont poreux, ce qui peut se constater par l’accès à des canaux de discussions facilités; par exemple via des groupes de pression, ou comme désignation d’une association comme interlocuteur sur la question qu’elle défend. Ainsi sur la thématique de la reconnaissance faciale, les analyses juridiques et philosophiques de la Quadrature comptent comme partie prenante dans l’embryon de débat public sur la question.

Le livre pointe un glissement historique intéressant: les revendications dans la France des années 1650-1850 obéissent à un mode d’action qualifié de communal patroné: on fait appel à des institutions ou figures préexistantes pour arbitrer un conflit (le prêtre par exemple), les actions entreprises miment celles des autorités (saisies des grains). À partir de la fin du XIXe siècle, les mouvements sociaux gagnent en autonomie dans leur définition et leur action: grèves, occupations d’usines, structures dédiées à la continuation du mouvement, etc.

Obstacles d’analyses

L’auteur présente ensuite les obstacles qui font face à l’analyse de ses mouvements. Ce chapitre assez technique m’est apparu un peu complexe, n’étant pas sociologue de formation.

De ce que j’en ai compris, il est question d’abord de relier l’univers du mouvement social à d’autres: médias, politiques, famille. Sans cela, trouver des pistes d’explication des phénomènes sociaux pourrait s’avérer très ardu. Il semble que l’hyperspécialisation de la sociologie en multiples disciplines n’aide pas à cette entreprise. Le livre propose pour pallier cet obstacle un outil simple. On peut considérer que des agents sociaux déçus d’une cause disposent de trois choix:

S’ensuit une série de modulations autours de ces trois grandes capacités à protester. Dans le cas des “faibles” (l’exemple pris est celui de paysans paupérisés par l’arrivée des machines agricoles en Afrique), pour qui la défection n’est pas possible et la prise de parole trop risquée, adoptent une attitude de “loyauté feinte”, cultivant un esprit d’adhésion doublé de certains traits de roublardise.

Une autre difficulté consiste donc à faire la part des choses entre prise de position militante et formulation d’un discours scientifique. Le problème du rapport du sociologue à l’objet de son étude (que j’ai aussi déjà lu mentionné à plusieurs reprises dans La Misère du Monde, ouvrage dirigé par Bourdieu) en fait partie. Le sociologue, de part la nature de ses travaux, est amené à traiter des objets “chauds” (pour reprendre l’expression du livre). Dès lors, comment éviter de confondre grilles de lectures visant à expliquer des phénomènes sociaux et motivations et vécu, propres à chaque personnes? L’auteur critique la “psychologie de la foule” de Le Bon, et les “nouveaux mouvements sociaux”.

  1. La première est une typologie proposée à la fin du XIXe siècle pour aider les dirigeants à comprendre et contrôler les foules, vaguement définies comme groupes de personnes ayant un potentiel destructeur et anarchique. Des analyses futures montrent que les groupes de manifestants, loin de se constituer de groupes de personnes imitant des comportements, sont issues de convergences d’intérêts pré-existants.
  2. Les seconds sont un ensemble d’analyses produites par des sociologues durant les protestations de la fin des années 1960. La volonté de théoriser ce qui se passait sur l’instant a provoqué certains oublis: qualifier de “nouveau” des méthodes de luttes déjà en vigueur dans les années 1930, l’importance des réseaux de solidarité préexistants pour un mouvement social, etc.

Grilles de lectures

Vient ensuite une présentation de diverses grilles de lectures. Leur multiplicité n’est pas à comprendre comme un manque de socle théorique commun (même si l’auteur suggère qu’il s’agit d’un problème qui peut toujours rôder), mais une volonté de capturer les multiples facettes du mouvement social: les motivations de ses participants, leur rapport aux institutions et aux adversaires, les mécanismes qui favorisent ou gênent leur émergence, leur structuration et leur succès.

Frustrations

Cette grille de lecture, très large, se caractérise par l’étude du potentiel des frustrations sur l’action sociale. En gros, un mouvement naît du moment qu’il existe un décalage entre un niveau de “valeurs” matérielles et immatérielles (argent, prestige) promis, et le niveau tel qu’il est perçu. L’intérêt ici, c’est que ces “valeurs” dépendent de facteurs extérieurs au mouvement social: détenir une voiture en 1930 n’a pas la même signification qu’en 2015; la manif pour tous ne s’est constituée dès lors que le mariage pour tous a été proposé dans la loi et a donc constitué une menace perçue pour les participants à la manif pour tous.

Cette approche présente cependant le défaut d’être peu exploitable expérimentalement: la mesure de la frustration étant loin d’être une science exacte. Expliquer la frustration par un mouvement social, qui serait lui même le résultat d’une frustration relève d’un raisonnement circulaire peu satisfaisant intellectuellement et probablement incomplet en pratique.

Une analyse économique

Une autre approche, s’inspirant de certaines traditions économiques, considèrent les participants à un mouvement social comme motivés par des gains personnels ou collectifs. Chaque action sociale (y compris la non-participation) relèverait d’un calcul économique. Les travaux d’Olson sont régulièrement cités comme représentatifs de cette frange d’idées.

Si cette approche présente des défauts (on ne considère que très peu l’histoire sociale de l’individu), elle a le mérite de poser un défi aux sociologues: la participation à un mouvement social ne se fait pas de soi (contrairement à ce qu’aimeraient croire certains militants très investis). Comment une personne en vient à s’engager? Quels risques et quels bénéfices peuvent-ils en tirer?

Une potentielle synthèse: la mobilisation des ressources

La mobilisation des ressources, alimentée par Oberschall, Gamson, Tilly et Zald, semble proposer une approche qui enrichirait la vision purement économique (et un brin cynique) d’Olsen.

La question primordiale est d’abord de définir comment un mouvement se constitue et s’entretient, réussit ou échoue. Dès lors, un mouvement, ses adversaires et alliés sont des constructions sociales mouvantes qui résultent de luttes au sein d’un environnement. Les mouvements sociaux sont d’abord perçus comme des “entreprises” avec un accès à certaines ressources (militants, matériels, accès aux canaux de discussions, réseaux de solidarités pré-existants, opinion publique) qu’ils peuvent investir de manière rationnelle, comme un secteur économique du mouvement social. Investir ici, c’est mobiliser ces ressources pour parvenir à l’objectif que s’est fixé le mouvement social. Rassembler, centraliser et exploiter ces ressources “brutes” sont donc autant d’activités que doit réussir le mouvement, sous peine d’échouer.

Parmi ces ressources, on trouve les importants “militants moraux”, qui s’investissent sans avoir d’intérêt matériel direct dans la cause défendue par le mouvement. Exemple est pris des militants blancs aidant les noirs à s’inscrire sur les listes électorales dans l’Amérique des années 1970; le parallèle est possible avec les alliés dans les luttes LGBT, ou encore l’Abbé Pierre pour les sans-abris. Ces “militants moraux”, ou “entrepreneurs sociaux”, peuvent apporter un capital symbolique et des ressources extérieures à un groupement pour lui apporter l’accès au marché du mouvement social en baissant la barrière d’entrée à la mobilisation.

Un autre enrichissement au modèle purement économique se trouve dans la description de l’organisation du mouvement. En gros, un mouvement est d’autant plus organisé que des liens sociaux qui le fondent obéissent à deux critères:

  1. résiliarité: capacité à susciter une adhésion volontaire (une association a un fort niveau de res)
  2. catégoricité: une organisation qui assigne un rôle ou une fonction à ses membres

Les syndicats de dockers sont puissants par leur potentiel élevé en rescat: l’adhésion est souvent obligatoire et l’assignation à des rôles ayant une forte importance sur la vie quotidienne conduit à une co-construction de l’identité personnelle et “docker”.

Militantisme et construction identitaire

Ce chapitre s’intéresse à l’influence mutuelle existant entre l’engagement et l’identité des sujets sociaux.

McAdam met en évidence différentes variables influençant la probabilité d’engagement:

Cela rejoint mon expérience personnelle: j’ai participé à plusieurs actions, motivé en partie par la présence d’amis dans les collectifs organisateurs, et je sais ne pas risquer grand chose socialement à m’investir dans un mouvement social (ce qui, soit dit en passant, est un immense privilège).

Gaxie montre que l’engagement militant n’est pas seulement la recherche d’avantages. Prendre part à un mouvement social, c’est partager des émotions fortes, ce qui participe de la motivation à rejoindre et rester dans un mouvement. L’exaltation militante est d’autant plus forte que le conflit dure, et sera un moteur de maintien de l’action surtout si elle s’accompagne d’une structuration de la vie autours du conflit (ex: gilets jaunes sur rond-points)

Ion pointe que le militant des années 2000 n’est plus celui des années 1930 ou 1970: moins de syndicats et plus d’associations de services (sport, culture), où le militantisme est moins colonisateur de vie personnelle. Il est plus vu comme une manière de préserver, sinon de développer son identité (ce travail sera critiqué plus tard: les militants “CGT-merguez” ne seraient-ils pas capables de mettre cette distance entre leur engagement et leur vie?).

Dubar propose une définition de l’identité que j’ai trouvé originale. Selon lui, l’identité relève d’un équilibre entre un travail d’attribution d’éléments d’identifications venant d’autrui, et d’actes d’affirmation. On veut être reconnus par les autres comme tenant d’une certaine catégorie, et on souhaite se placer nous-même dans une autre. Pour un noir, participer au mouvement des droits civiques de l’Alabama lui permet d’affirmer ses droits et de refuser la catégorie de “nègre” que les blancs lui assignaient. L’identité permet aussi de nuancer encore plus le modèle de l’agent économique: les participants à des mouvements sociaux sont tributaires de certaines parties de leurs parcours, et peuvent parfois les mener à des chemins qu’ils n’avaient pas du tout envisagés à l’origine. Parfois, c’est l’identité même des participants qui est l’objet des contestations. Exemple est pris dans les mouvements nationalistes qui cherchent à préserver une “identité nationale”, ou celui des lesbiennes américaines étudié par Taylor et Whitter. Cette identité peut devenir prison, et les mouvements Queer revendiquent une déconstruction de cette prison-identité.

En tous les cas, les modes d’affirmation de l’identité sont tributaires d’opportunités politiques existantes. Quand les communautés homosexuelles ne disposent de pas ou peu de relais dans les administrations ou le pouvoir, une stratégie observée est de revendiquer l’identité homosexuelle comme un stigmate social qu’on détourne et moque, pour cristalliser la communauté homosexuelle et former des réseaux de solidarité. Là où le canal de discussion est ouvert, des actions moins flamboyantes sont alors entreprises.

Bourdieu apporte une conceptualisation supplémentaire qui éloigne encore plus le participant à un mouvement social de l’agent économique purement rationnel. La diversité des champs sociaux créent des comportements incorporés comme normaux dans les individus, des habitus. Ces dispositions à agir et s’investir peuvent prendre des formes radicalement antiéconomiques, comme dans les sociétés régies par l’honneur. Dès lors, l’action n’est plus à considérer comme résultant seulement d’un calcul permanent coût/bénéfice, mais plutôt comme produit de motivations qui la justifient comme raisonnable, suivant les prédicats sociaux du sujet. En d’autres termes, il ne s’agit pas de considérer la motivation rationnelle comme une explication de l’engagement; mais au contraire d’essayer d’expliquer ce qui rend une valorisation “raisonnable” pour un sujet.

Systèmes politiques et configurations d’interdépendances

Comment l’état, défini comme acteur (et souvent en opposition) avec le mouvement social interagit avec ce dernier?

La première réponse qui paraîtra évidente en ces temps de gilets jaunes, c’est celle de la répression: envoyer un signal fort aux protestataires sous la forme de répressions policières. Cependant, et malgré l’anomalie française, le nombre de blessés par la police en Europe se réduit. Des pratiques telles que la médiation en uniforme, la négociation du parcours d’un cortège de concert à la préfecture montre un changement de point de vue de l’état. Le manifestant est moins vu comme source de trouble que comme un citoyen qui doit faire un usage raisonné de son droit de manifester. Drones, caméras et discours public sur les “casseurs” tendrait alors à s’inscrire dans une logique d’isolement des éléments violents, plutôt qu’une criminalisation de l’acte de manifester. Là encore, les contrôles à l’entrées des manifestations, le recours aux lanceurs de balles de défense et l’impunité constatée des policiers en France semble désigner notre situation comme une anomalie dans cette tendance.

L’état influence également la forme des manifestations, via son pouvoir législatif (lois anti-casseurs de 1970 et 2019). D’une manière moins directe, c’est aussi lui qui définit la “société civile”. Seuils de représentativité pour les syndicats, définition d"intérêt public" conditionnant la défiscalisation d’une association, voire invitation à la table des négociations dans un intérêt de compromission sont autant de tactiques que peut déployer l’état pour modeler l’expression du mouvement social. Des mouvements écologistes suédois en 2016, une fois proposés un canal de délibération, se sont vus confrontés à la nécessité de policer leur discours initial et à adopter un “tous pollueurs, tous actifs” gommant les différences de responsabilités dans la pollution.

Typologie de la puissance publique: structure des opportunités politiques

Kitschelt propose une modélisation de la puissance publique suivant l’axe de sa réceptivité effective aux revendications. Un système fermé sera peu enclin à répondre à des revendications. Il est caractérisé par un parlement sans réel contre-pouvoir, l’absence de coalitions et un mono ou bipartisme imprégnant la puissance publique d’un certain monolithisme. À l’inverse, un système ouvert peut compter une grande multiciplité de contre-pouvoirs en son sein, être piloté par une coalition dont les membres pris individuellements sont plus faciles à toucher. Les demandes (inputs) peuvent conduire à des résultats (outputs) de trois types:

  1. procéduraux: le mouvement gagne l’accès à des canaux de communications, ou est reconnu comme interlocuteur légitime
  2. substantiels: le fond des lois et pratiques est changé
  3. structurels: le jeu politique change, par exemple par de nouvelles élections ou un changement de régime

Un système capable de produire des outputs substantiels sans limitations handicapantes est qualifié de “fort”, et “faible” dans le cas contraire. À titre d’exemple, la France de la Ve république est un système fermé fort de part son centralisme et la forte concentration de pouvoir au sein de l’exécutif, la Suède est quand à elle qualifiée de système ouvert fort. Dans le cas de la Suède, le pouvoir déploiera plutôt des tactiques d’assimilation, en offrant des outputs substantiels et procéduraux aux mouvements tout en marginalisant les protestations trop extrêmes, en les délégitimisant. En France, les outputs fournis sont généralement assez faibles, la tactique préférée par les mouvements est donc celle de la confrontation ou de la colonisation des sphères de pouvoir par la création de partis. À noter que cette typologie peut s’étendre à différents sujets (exemple: fort-fermé sur le nucléaire, fort-ouvert pour les agriculteurs pendant les années 60).

On peut synthétiser cette approche en quatres caractéristiques du pouvoir public établi:

  1. la porosité des alliances politiques, qui pourraient être utilisés par les activistes à leur avantage
  2. l’ouverture au dialogue des institutions (il est plus facile de manifester en allemagne qu’en égypte)
  3. la division des élites et le relais des idées au sein de l’appareil public
  4. la capacité du pouvoir public à produire des réponses

L’État avec une majuscule existe de toute manière rarement, différents ministères ayant parfois des intérêts contradictoires, ce même sous la Ve république.

Autres acteurs

Les partis, qu’on dissocie un peu vite de l’appareil syndical, sont une autre manière de profiter des mouvements sociaux. Qu’il s’agisse de conserver une base militante forte pour en capter le capital symbolique et disposer d’un renouvellement idéologique, ou appuyer un mouvement dont les revendications correspondent à l’objectif politique du moment (SOS Racisme et le PS), on s’approche d’une relation d’interdépendance, voire de symbiose dans certains cas.

Les acteurs privés peuvent occasionnellement se porter en tant que médiateurs. L’exemple des forêts tropicales montré par Bartley indique que la pratique de la “table ronde” entre acteurs a éliminé du jeu les revendications les plus radicales et confié la régulation à des acteurs privés, ayant moins d’intérêts ou de moyens pour la faire respecter. Les entreprises de greenwashing, si elles ne changent souvent pas la donne, peuvent donner l’illusion d’un engagement de la société civile par l’acte de consommation.

Construction symbolique des mouvements sociaux

Ce chapitre là aussi un peu ardu explore une dernière facette du mouvement social: son rapport au discours et au symbole.

Commençons par la nécessité de la production du discours. Si les conditions de révolte existent pour une minorité, un travail important pour beaucoup d’activismes consiste à formuler un discours en trois temps:

  1. décrire le problème (pour créer la conscience de la situation, ex de Solidarnosc: “le peuple avait perdu son langage”)
  2. désigner des coupables
  3. revendiquer des solutions (pour transformer sympathie en moyen d’action)

Dès lors, les conditions de production du discours entrent nécessairement en jeu. Les vidéos de L214 choqueront principalement des citadins peu habitués à voir des animaux souffrir, mais auront peu d’effet sur un public plus rural. Mais plus profondément, le milieu militant lui-même est créateur de marqueurs sociaux et d’une culture qui entraînent des conditions particulières de production du discours. Le sujet social n’est donc plus uniquement stratège économique, mais incorpore dans son identité et sa trajectoire des éléments de son environnement.

Le discours militant est particulier, en cela qu’il doit être visible de l’extérieur et “porter”. Sans faire du bête déterminisme social, il est intéressant de constater comment se conformer à produire ce discours peut changer des sujets, et amener à l’émergence de leaders capables de former un tel discours.

Les rôles des médias

Enfin, comme acteur majeur de la diffusion et de la production de discours, les medias doivent jouer un rôle important dans l’analyse. Allant plus loin que la vague déclaration d"idée dominante", les travaux de Gamson montrent que les medias, si ils sont un support de discours de premier choix, ne sont jamais reçu neutrement. Il identifie des traits communs au discours journalistique anti-mobilisation: l’absence de contextualisation selon un système “d’injustice” (victimes et coupables), et non considération de la capacité de la mobilisation à faire changer les choses. Notons également que ce “pouvoir des médias”, si il est difficile à quantifier objectivement, suffit à entraîner des changement d’attitude forts. La configuration d’un mouvement social pour “faire joli dans les médias” est chose assez courante, par exemple chez Extinction Rébellion, qui va jusqu’à gommer certains éléments jugés trop extrémistes pour garder une “bonne image de marque”. Les médias télévisuels, par leur fonctionnements, peuvent être exploités comme relais involontaires. Des symboles percutants facilement relayables aideront ceux qui les portent; les preneurs d’otages bénéficient d’une grande couverture médiatique grâce aux chaînes d’information en continu. Le traitement de l’action militante par les médias et les professions productrices de symboles mènent également à l’individualisation des problèmes, renvoyant les malaises ressentir par les manifestants à des problèmes de régulation personnelle. Les situations sont mises en scènes, individualisées et placées dans la subjectivité du sujet. Les outils proposés liés au développement personnels ou au travail sur soi nient le potentiel de mise en commun de la lutte, et réduisent les erreurs stratégiques des gouvernants à des erreurs de “communication” ou à un “manque de pédagogie”, comme on l’a souvent vu exprimé depuis le début du quinquennat Macron.

N’oublions pas également que les médias peuvent jouer un rôle d’initiateur ou de porteur de mouvement social. Les différentes lois de responsabilisation de la vie publique qu’on peut voir dans divers pays résultent souvent d’enquêtes journalistiques portant sur des malversations d’élus.

Mon avis sur le livre

Assez bien rédigé et riche en concepts décrits avec détail, ce petit bouquin m’a donné quelques clefs qui me permettront de déchiffrer un peu mieux les stratégies et tactiques mises en oeuvres par les acteurs des mouvements sociaux, en plus de casser quelques idées reçues. J’aurais peut-être apprécié un peu plus d’exemples. L’auteur critique le manque de travail existant sur les mouvements sociaux xénophobes et réactionnaires.

Même si l’effort de pédagogie fait est important, cet ouvrage demeure une revue de l’état de l’art sociologique. Qui n’a pas quelques bases en sociologie risque de voir sa lecture plus compliquée. Pour ma part, mon savoir en socio se borne à connaître vaguement les définitions d’habitus. L’intérêt pour les luttes sociales, la sociologie, ou pour les deux en même temps, permettra cependant de passer outre cet obstacle.

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