Skelets numériques
Disco Elysium
Il y a quelques semaines, j’ai fini un jeu. Ça arrive assez souvent dans mon cas. Ce qui est moins banal, c’est que j’y pense encore après autant de temps. Alors je me dis que pour pouvoir penser à autre chose et en faire un peu de publicité, je vais écrire un article pour en parler.
Ce jeu, c’est Disco Elysium.
Je tenterai dans la mesure du possible de limiter le divulgâchage et préserver la surprise pour l’éventuel intéressé.
Qu’est-ce que Disco Elysium
Pour évacuer rapidement le factuel, Disco Elysium est un jeu de rôle sur ordinateur sorti le 15 octobre 2019. Il est disponible nativement sous Windows (et sans trop de problème sous Linux avec l’aide de l’utilitaire Proton). Le studio coupable s’appelle ZA/UM, inconnu au bataillon dans le monde du jeu vidéo jusqu’alors. D’origine lettone, ses membres ambitionnent de lancer un mouvement culturel avec leur jeu.
Le postulat de départ est de vous faire incarner un détective amnésique, dans un univers alternatif mélangeant idéologies et cultures des trois derniers siècles.
De prime abord, le jeu s’annonce comme un représentant typique des jeu de rôle ordinateur classiques: vue de dessus, déplacement au clic, gestion de compétences et statistiques qui augmentent sous l’effet de montée de niveau et d’objets, et (très) nombreux dialogues. Le jeu est disponible en anglais uniquement, mais une traduction française est en cours d’élaboration par les auteurs. Une première chose à noter: malgré ce classicisme apparent (et trompeur, comme on le verra plus tard), il n’y a pas de mécanique d’affrontement. Toute l’interaction qu’aura le joueur avec le monde du jeu passera par des dialogues, internes et externes.
Un personnage au monde intérieur plus que riche
Autre particularité: les compétences offertes au personnage. Si certaines sont assez classiques (esprit de déduction, empathie, coordination musculaire, endurance…), la plupart sont assez inédites dans un jeu du genre. “Inland Empire” représente la capacité d’imagination du personnage: un score élevé dans cette compétence pourrait rendre la limite entre réalité et délire ténue… “Esprit de Corps” définit à quel point le protagoniste s’identifie au corps policier auquel il appartient, en particulier par l’adoption et la reconnaissance d’une culture commune. “Electro-Chemistry” mesure l’affinité avec les drogues, alcools et autre substances ou comportements court-circuitant les mécanismes de récompense du cerveau (oui, ça implique aussi le sexe). “Shivers” est un genre de 6e sens de détective, mesurant la connexion à la Ville.
Non content d’offrir des interactions que j’avais rarement vues dans un jeu vidéo, cette diversité de compétence s’accompagne d’une autre particularité: chacune d’entre elle a une personnalité unique, qui se développe en fonction de vos actions. Jouant un personnage de faible constitution physique, j’ai été plusieurs fois insulté par la compétence “Physical Instrument”, qui moquait l’incapacité du protagniste à accomplir la moindre tâche physique. “Rhetoric” et “Empathy” s’apprécient modérément, ce qui les amènent à régulièrement comparer leurs vision d’un dialogue réussi en s’insultant copieusement; ces disputes internes rendaient certains choix de dialogues difficiles à prendre.
Pourquoi j’ai aimé
On peut s’en douter: baser un jeu entièrement sur ses dialogues demande d’avoir une certaine ambition sur la qualité de l’écriture. Sur ce plan là, j’ai été très impressionné. Les situations proposées étonnent par leur maîtrise et leur justesse. Une discussion surréaliste avec un suprémaciste raciste, la recherche d’animaux légendaires dans les marais pollués de la ville, ou des phases d’autopsies minutieusements décrites: tout touche juste, sans vocabulaire superflu ou lourdeur d’écriture (ce qui est l’écueil dans lequel tombent beaucoup de jeux qui se veulent “bien écrits”, à mon avis).
Les personnages sont tous d’une densité ahurissante. Finis les compagnons qui vous suivent quoi qu’il arrive et les grands méchants aux ambitions grandiloquentes. À la place, j’ai chéri Kim Kitsuragi, binôme d’infortune de notre personnage malade, comme la personne la plus précieuse et compréhensive qui soit. Responsables syndicaux, représentants de mégacorporations, nostalgiques d’un ancien régime ou simple parents ont tous un lien avec le corps pendu dans l’arrière-cours, sur lequel vous avez été chargé d’enquêter.
Faire passer des émotions
Cette écriture de haute volée est marquée d’une autre caractéristique, cruciale pour un medium interactif: la réactivité au joueur. Souvent promise dans les jeux, jamais implémentée de manière satisfaisante (les conséquences des actions étaient très visibles et délimitées)… jusqu’à maintenant. Chaque dialogue que vous effectuerez, l’état dans lequel vous laisserez le monde à un instant donné, votre croyance en un phénomène paranormal complètement infondée… à peu près toutes les décisions que vous prendrez auront une répercussion sur le reste du monde. C’est souvent modeste et toujours subtil (comme dans la vie, où nos actions peuvent ne pas avoir de répercussion immédiatement constatable), et très impressionnant.
Cette écriture très réactive m’a beaucoup aidé à développer le sentiment d’être inclu dans le monde du jeu. Ce monde qui me répond à chaque occasion m’a harponné à lui, à son histoire tragique et son futur sans espoir.
Aparté sur le monde
Tout le jeu prend place dans le district de la Martinière, quartier de la ville de Révachol. Cinquante ans avant le début du jeu, cette ville est l’origine d’une révolte contre l’ordre moral et économique établi. Cette révolte est violemment réprimée, et la ville, encore fumante des obus de la coalition militaire de répression, est placée sous tutelle internationale. La seule loi qui prévaut est celle de la relance économique; la gestion au jour de jour dépend de tous les pays, donc d’aucun. La dure répression de ses utopies désabuse sa population, l’absence de régulation entraîne un accroissement de la pauvreté. Poussés vers la criminalité, le chaos s’installe.
Tristement beau et drôle
Malgré ce triste contexte, la Martinière est belle. Les artistes de ZA/UM mêlent musique mélancolique et coup de pinceau puissant pour décrire le quotidien des Révacholois avec justesse. Chaque décor est peint à la main et bourré de détail: au bout de quelques heures de jeu, je me surprenais à zoomer proche de mes personnages pour trouver des petits morceaux d’histoire, cachés dans les environnements. Les portraits des personnages et des compétences, si ils n’ont pas une présence à l’écran aussi importante que les décors, m’ont marqués. Ils figurent parfaitement la personne qu’ils représentent, en partant parfois loin dans l’abstraction. Proches de tags pour certains, je les ai tous adoré, sans exception.
J’ai remarqué que les premières accroches avec les personnages passent souvent par des situations drôles ou absurdes (souvent les deux). Les tâches qu’on nous confie - ou qu’on va chercher à effectuer - mettent à contribution nos capacités de détective, nous plaçant dans une situation assez connue en tant que joueur, qui est celle de l’accomplisseur de tâche. Partir d’un point A, aller à un point B, utiliser des compétences pour lever les obstacles, récupérer une récompense.
Le hic, c’est que la fin d’une tâche, dans Disco Elysium, est rarement heureuse. Il y a bien sûr une récompense en terme matériel (argent, nouvelles idées à intérioriser, expérience), mais la conclusion pour les personnages du jeu est souvent négative. Cela a créé chez moi un sentiment régulier de dissonance, entre la récompense d’avoir “bien fait mon travail” et de voir des rêves brisés ou des personnages durement rappelés à la réalité.
Car même si l’enquête de meurtre principale est très satisfaisante sur le plan de la narration, les Révacholois ont souvent d’autres soucis que le macchabée sujet de votre investigation. Disco Elysium parvient à transcrire la dureté de la vie quotidienne, toujours avec une grande sensibilité. Une tâche assez souvent trivialisée dans d’autres oeuvres (annoncer la mort d’un proche) est ici décrite avec le juste niveau de détail pour se sentir le coeur lourd (le protagoniste paniquant de ne pas être à la hauteur de cette tâche n’aide pas non plus).
Amener à réfléchir sur l’importance (ou l’intérêt) de ses actions
Un autre aspect de Disco Elysium que j’apprécie, c’est son rapport aux idéologies et à la politique. En tant que rôliste, j’ai souvent eu à faire des choix: épargner telle personne, implémenter cette politique, croire en la rédemption d’un ennemi… choix avec de grandes conséquences dans l’univers. Pour prendre des décisions concernant ces choix, je pouvais m’aider de l’avis de mes compagnons, ou projeter les opinions que je m’étais construites sur l’univers par analogie avec mes croyances et idéaux dans le monde réel.
Disco Elysium questionne le point de la conséquence et de la motivation. En tant que jeu de son époque, le jeu met en scène des personnages racistes, communistes, défenseurs du libre marché ou de luttes sociales. Pour autant, il pose une certaine distance entre l’idéologie exprimée et revendiquée par ses personnages, et leurs conséquences sur le monde réel. Sans tomber dans le piège facile de la dénonciation d’une idéologie sans nuance, la différence entre les vertus revendiquées d’une idéologie et l’état matériel du monde font passer les grands idéaux comme au mieux inutiles, au pire franchement dangereux. ZA/UM ne cache pas son orientation philosophique, plutôt humaniste de gauche, mais sait bien qu’il ne s’agit que d’une idéologie. Au grand soir promis par le communisme a répondu la destruction de Révachol. L’économie de marché comme moyen de gouvernance ultime est bien peu efficace pour empêcher un enfant de vendre de la drogue. Le suprémaciste racial se perd dans sa théorie de la race, tandis que les autres racistes sont de pauvres personnages qui cherchent dans la haine de l’autre un refuge face à leur propre manquements. Voir mes motivations de joueur questionnées, et se rendre compte qu’un choix idéologiquement justifié n’était pas forcément bon, voilà quelque chose à quoi je ne m’attendais pas.
Sous cet angle, le jeu invite à se méfier des grandes promesses. Je ne le qualifierai pas de désabusé pour autant (et si c’était un simple manifeste de désillusion généralisée, merci bien mais le monde réel se suffit bien à cette tâche). La page blanche qu’est notre personnage nous donne une grande liberté dans les approches, mais également dans la définition de ce qu’on estime important. Le développement du personnage et le choix laissé dans la lecture et la résolution de différents problèmes me pousse plutôt à penser que ce jeu nous fait nous poser la question: “qu’est-ce qui importe pour vous?”. Comme le monde est absurdement cruel et que toute justification idéologique extérieure ne saurait l’expliquer, il m’appartient en tant que joueur de choisir quelles pensées je souhaite voir pousser dans le monde, sans autre justification que “ces pensées importent pour moi”. La mécanique du cabinet de réflexion, qui nous permet d’intérioriser des concepts et idées rencontrées dans le monde, renforce cette liberté. J’aime à voir cette approche comme une confiance -ou un souhait- dans notre capacité à décider de notre propre futur.
Jeu métaphorique: inutile d’être trop littéral
Un dernier point qui finit de ranger Disco Elysium au sommet de mon panthéon personnel du jeu de rôle, c’est sa surprenante sobriété quant à certains points de son univers. Des éléments cruciaux à la résolution de l’intrigue ne sont jamais expliqués. Les comportements de certains personnages, apparemment erratiques, ne sont jamais expliqués. Le jeu fait confiance aux joueurs pour développer leur propre lecture des événements qu’ils participent à façonner. À une époque où beaucoup d’oeuvres de fictions se targuent d’être ultra-cohérentes et de tout expliquer, au risque de ne pas laisser la place à la métaphore, la poésie ou l’interprétation, la démarche de Disco Elysium est la bienvenue.
Le jeu est disponible sur Steam et GOG.