Forcer, diriger, guider?

Skelets numériques

Première publication le 12/01/2025
Dernière modification le 12/01/2025
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Forcer, diriger, guider?

Pour payer mon loyer, j’officie dans l’enseignement supérieur et la recherche. J’encadre des adultes dans la réalisation de projets scientifiques et techniques. L’objectif: un diplôme de doctorat au bout de trois ans. Je suis aussi membre de plusieurs collectifs de gauche radicale, dans le rôle du “geek”.

Dans ce billet, j’explore des difficultés que je rencontre autours de la transmission de connaissance et le rapport à l’autorité.

Difficile d’accompagner sans diriger

Il existe différentes façon de mener un travail de recherche. Certain·es collègues mettre en place une relation hiérarchique avec les apprenant·es. Les premiers deviennent fonctionnellement les chefs des seconds. Leurs consignes sont des ordres qu’il ne s’agit pas de remettre en question. Si on s’en tient aux critères d’évaluation utilisés par la hiérarchie (quantité d’articles scientifiques publiés, renommée internationale de l’équipe…), il est clair que cette méthode produit des résultats probants 1.

Une autre approche, que j’avais il y a quelques années, c’était de laisser un maximum d’espace d’exploration aux personnes dont j’avais la charge. Il s’agissait uniquement de porter et d’enrichir un projet dont la personne avait l’initiative. Il est trop tôt pour dire que cela ne marche pas; toutefois, j’y ai vu une limite. Un·e de mes apprenant·es était intéressé par un projet de recherche: une question l’intéressait et il souhaitait l’investiguer. Avec le reste de l’équipe d’encadrement, nous l’avons laissé explorer cette piste pendant plusieurs semaines. Nous imaginions à l’époque qu’il s’agirait d’un bon entraînement pour développer sa bibliographie, sa capacité à formuler une question de recherche structurée et des expériences validant son hypothèse. Après plusieurs semaines d’expériences infructueuses, et une recherche bibliographie insuffisante, nous avons imposé l’arrêt de l’investigation; et redirigé l’apprenant·e sur une autre idée, qui était à notre initiative. Rétrospectivement, il y a un tort à attribuer à l’équipe d’enseignement. Nous avions présupposés que l’apprenant·e disposait de la méthodologie suffisante pour naviguer dans l’état de l’art de la connaissance scientifique liée à son sujet. Ce présupposé était bâti sur notre propre expérience et les compte-rendus que faisait l’apprenant·e de quelques papiers que nous lui demandions de produire. Par négligence, nous n’avons pas réalisé immédiatement que l’apprenant·e n’avait pas acquis une compréhension fine de son sujet, ni de comment y naviguer. Il nous incombait de transmettre une méthodologie de recherche, s’assurer que cette méthodologie soit bien intégrée et donner un point de départ d’exploration. Mettre en forme cette méthodologie, la transmettre, s’assurer de sa bonne transmission et sa mise en pratique: tant d’activités qu’on pourrait faire de manière très scolaire et descendante. En voulant m’écarter d’une telle logique, j’ai failli à transmettre mon expérience et mes compétences. En voulant suivre une méthode fondée sur la liberté, j’ai surtout été négligent.

Une mauvaise direction: forcer sur un chemin

Comment transmettre sans être un chef? Dans un contexte d’enseignement extrêment privilégié (quasiment une relation interpersonnelle entre l’enseignant·e et l’apprenant·e), tomber dans des schemes de transmission hiérarchique me semble dommage, c’est un peu de la paresse 2. Avant de se demander comment construire une relation de travail saine, on peut s’interroger sur ce que je ne souhaite pas transmettre.

Durant l’année passée, j’étais engagé au sein d’une Association de Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP). Il était très difficile de travailler avec un·e des membres de cette AMAP (que nous nommerons T.). T., en position d’autorité de jure, imposait des responsabilités aux membres. T. s’étonnait ensuite publiquement que certaines tâches n’étaient pas faites, mettant les personnes désignées dans une position difficile par rapport au collectif.

Si, dans des conditions idéales, je pense que chacun·e a une part de responsabilité de dire “non” quand on lui impose un travail, la réalité attribue cette responsabilité en grande partie à celleux qui organisent le travail. L’inertie, la volonté d’éviter le conflit et de continuer à bénéficier des services de l’association, se dire que “finalement c’est pas bien difficile”, les rapports de domination qui existent entre personnes… sont autant de facteurs qui rendent difficile de dire “non” à un·e militant·e expérimenté.

Ce comportement pose un problème quand T. utilise son pouvoir de jure pour imposer un fonctionnement qui corresponde à son idée de ce qui doit se produire. T. a une forte capacité de travail, mais T. va considérer que toute personne au sein de l’association devrait s’accorder selon ses plans. Et c’est dangeureux parce que, par son charisme et son habitus militant, T. réussit à convaincre beaucoup de monde que ses idées sont les meilleures. En prenant un peu de distance, l’exercice de l’autorité de T. est délétère parce que cette personne impose sa vision du monde et de ce que devraient être les autres3.

Accompagner à l’autonomie?

Dont acte, il s’agit alors de ne pas imposer sa vision sur ce que devraient être les autres.

Reste alors à transmettre une expérience, à initier à un domaine de connaissance. Une phrase que j’utilise pour résumer cette posture, c’est “d’accompagner à l’autonomie”.

La transmission et l’initiation ne se font pas sans travail, c’est évident. La constitution d’une bibliographie cohérente et exhaustive représente des dizaines, voire centaines d’heures de lecture à lire des articles scientifiques, en prendre des notes structurées, relier ces notes entre elles, la collecte desdits articles, la mise en forme de notes bibliographiques… ces compétences ne s’inventent pas. Et le début peut-être un peu fastidieux. Des apprenant·es peuvent avoir plus d’affinités pour l’écriture de code plutôt que la lecture d’articles. Il est alors question, parfois, de sortir les gens du chemin dans lequel iels sont pour leur faire découvrir d’autre choses. Leur donner la possibilité d’emprunter d’autres chemins, quitte à en faire un bout ensemble. Il me semble que la nuance est alors dans la posture de l’accompagnant. Pourquoi est-ce que je pense que quelqu’un devrait suivre ce chemin? Qu’est-ce que je pense que ça lui apporterait? Pourquoi cette compétence lui est utile? Comment la faire fructifier au mieux de ses capacités et de son envie?

Si une idée semble séduisante sur le papier à l’apprenant·e, mais qu’elle est formulée de façon brouillonne; ou qu’elle touche à un domaine de recherche bouché, il m’appartient de prévenir l’apprenant·e que l’idée risque fort d’être difficile à faire fructifier. C’est un exercice d’autorité, certes, mais c’est aussi une responsabilité que j’ai envers l’apprenant·e de ne pas l’envoyer dans un mur.

Pour accompagner quelqu’un à l’autonomie, il y a nécessairement une phase d’apprentissage et d’entraînement où je transmets un peu de moi, de ma propre relation à la technique et au savoir. Et il me faut établir de premières bases de cette relation; imposer un premier cadre. On limite les degrés de liberté pour ne pas surcharger l’apprenant·e de choses à apprendre, avec pour objectif final de le relâcher après.

Je n’ai pas encore les idées claires sur comment faire, étape par étape. De toute façon, ça dépendra de mes apprenant·es. Mais je préfère ça à forcer mes apprenant·es à devenir quelqu’un qu’iels ne souhaitent pas devenir.


  1. Bien sûr, quand on considère la prévalence des dépressions ou burnout (voir par exemple ici et là (derrière paywall)) chez les doctorant·es, on pourrait s’interroger sur la pertinence d’une approche qui soumet entièrement l’apprenant·e aux intérêts du personnel permanent. ↩︎

  2. Cependant, ne rien transmettre ou mal transmettre parce qu’on a “peur” des dérives autoritaires que peu comporter la relation d’enseignement n’est pas souhaitable non plus. Et quand les intérêts du personnel permanent ne sont pas alignés avec ceux des précaires, sacrifier ses idéaux pour sa carrière est structurellement encouragé. ↩︎

  3. Mes quelques expériences militantes montrent une tendance à vouloir problématiser tout dysfonctionnement d’une organisation sous un angle politique. Alice sera “problématique”, Bob organiserait une “dérive autoritaire”, et par souci légitime de compenser des mécanismes de domination externes, on va utiliser ces concepts politiques pour justifier des exclusions. C’est un peu ce que je suis en train de faire ici, ma tendance systématique à vouloir tout voir sous un angle politique aidant. Il me faut cependant être honnête: une part de ce paragraphe relève d’une analyse a-posteriori. J’ai des difficultés interpersonnelles avec T. pré-existantes, très banales dans un groupe de gens différent. Parfois, dire de quelqu’un qu’il est “problématique”, c’est une façon socialement acceptée de dire “je l’aime pas”. Masquer des problèmes interpersonnels derrière des concepts politiques affaiblit ses derniers et incite plus à se farcir de la théorie que de développer des compétences de gestion de conflits, de médiation, ou de suivi de décision. ↩︎

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