Je quitte Facebook

Skelets numériques

Première publication le 02/05/2019
Dernière modification le 12/08/2024
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Je quitte Facebook

Ce premier billet est une version légèrement remaniée du message que j’ai publié pour motiver mon départ de Facebook.

Il s’agit principalement d’expliciter les reproches que j’émets envers Facebook. Il y a évidemment d’autres critiques à formuler, comme le pouvoir canaliseur de la haine (Rohyngas, élections américaines, etc.) et ses impacts psychologiques (voir ici par exemple). J’ai préféré me concentrer sur ce que j’estimais important pour moi.


Ça fait deux/trois petits mois que j’ai commencé à m’intéresser un peu plus en détail à la technologie que j’utilise, et ses effets sur moi. Parmi ces technologies comptent les réseaux sociaux, Facebook dans mon cas. Inscrit en 2011 et des poussières, j’ai utilisé Facebook de manière assez intensive pour découvrir de nouvelles idées, renouer contact avec d’anciens amis, organiser des événements, et ces derniers temps m’enfiler des kilomètres de pages de mèmes. L’interface est globalement simple d’utilisation (même si très lourdingue sur les vieilles machines), je m’y suis beaucoup amusé et généralement je ne voyais pas le temps passer. Et c’est justement là que le problème a commencé à se poser pour moi.

Modèle économique de Facebook.

Le modèle économique de Facebook est basé sur la vente de données collectées par Facebook sur son site et ailleurs (notamment les sites proposant un formulaire d’inscription du type “s’inscrire via Facebook”) à des régies publicitaires.

La nature des données collectées va du contenu de vos messages privés (https://mashable.com/2012/07/12/facebook-scanning-chats/…), où chaque mot est analysé, aux groupes que vous rejoignez et à votre profil de lecture (à quel endroit reste votre souris sur l’écran).

Ces données vont ensuite être agrégées et revendues à des organismes publicitaires présents partout sur le web, données qu’ils utiliseront pour tenter de nous vendre toujours plus. J’ai constaté de nombreuses fois qu’une conversation supposée “privée” ne l’était que jusqu’à ce que je trouve des publicités ciblées sur Amazon directement en lien avec le sujet de la discussion… Dès lors, l’objectif de Facebook est clair : faire en sorte que les utilisateurs génèrent le maximum de données. Il faut donc qu’ils restent plus longtemps, et que leur présence sur Facebook en dise toujours plus. Le fameux adage “si c’est gratuit c’est vous le produit” est clair : Facebook nous exploite pour nous traire de toutes nos données et les revendre aux régies de pubs. En étant légèrement abusif sur les termes, on participe à du trafic d’êtres humains virtuels.

Capturer l’attention.

Qu’on soit clairs, si une entreprise formule ses objectifs ainsi, pas grand monde n’achètera leur produit. Tout le sel de Facebook, c’est ce double discours entre une vision très positive et émancipatrice (“Facebook est un outil pour la démocratie et l’émancipation”) et des méthodes insidieuses pour parvenir à son véritable objectif.

Facebook conçoit son interface et ses algorithmes comme des cages dorées. Les fonctionnalités de Facebook (autrement très intéressantes comme dit en introduction) sont un prétexte à une collecte de plus en plus profonde de nos habitudes, notre graphe social (avec qui on interagit et à quelle fréquence) et à de la rétention. Un exemple très simple qui me marque, c’est les notifications. La barre Facebook est bleue, les notifications sont en rouge. Ce contraste fort qui apparaît avec un son nous sollicite ; les couleurs vives et la promesse d’interaction nous poussent à rester accro à la plateforme. Et je suppose que les offres de poste sur le jobboard facebook des scientifiques de la cognition serviront sans doute à rendre cette interface plus captivante… le jobboard en question. Voir également le témoignage d’un ancien exécutif de Facebook qui assume pleinement le design addictif de son bébé de l’époque ici

Facebook chercher alors à façonner une interface et apporter des flux de posts qui nous donnent envie de rester. En faisant miroiter l’émancipation, Facebook remplit nos fils d’actus de contenu visant à nous captiver. C’est à son intérêt, et non le nôtre, auquel obéissent les fils d’actu de Facebook. Plus concrètement, je me suis rendu compte récemment que j’avais développé un réflexe. Ce réflexe : sortir mon téléphone pour “scroller” quand on a rien à faire. Et j’ai ressenti ce réflexe comme une prison. Je ne juge personne d’autre que moi dans ce post; mais quand je dois lutter pour ne pas sortir mon téléphone pendant un trajet, quand je suis à table avec des gens, ou pendant un jeu en communauté, je le ressens comme une privation de liberté qui m’est insupportable (et un manque de respect évident envers mes interlocuteurs). J’aime à me considérer comme aimant engager des discussions et apprendre des autres. Que dit alors de moi ce réflexe de consultation compulsive (une action à laquelle je ne réfléchis pas) ? Ça me transforme en quelque chose que je n’aime pas.

Autre exemple de la moralité très discutable de cette entreprise : Facebook est tellement avide de données que ses dirigeants n’hésitent pas à faire installer des logiciels espions à des adolescents, sous le nom du projet atlas. Il faut se rendre compte qu’à un moment donné, quelqu’un chez Facebook a présenté devant le bureau exécutif une idée formulable sans trop de malhonnêteté intellectuelle ainsi: “hey si on s’attaquait à une population qui n’a pas tous les outils critiques pour se défendre, qui n’est pas encore mature moralement pour obtenir encore plus de données ?” Réponse des huiles de Facebook: “Ok, vous avez le droit à cinq ingénieurs pendant un an”.

Bulles de filtrages et propagation par la haine.

Depuis 2016 (date qui coincide avec les élections présidentielles américaines et le début de mon intérêt pour la politique), je me suis rendu compte à quel point mon fil Facebook était polarisé. La plupart des posts que je voyais défiler se divisaient en gros en deux types :

La quantité d’information reçue m’empêchait de prendre du recul, tant j’étais sollicité.

Et prendre du recul, c’est important! Imaginez deux silex, un rouge et un bleu. Ils s’entrechoquent, pour former des étincelles violettes. Ces silex sont des idées a priori contraire: l’étincelle est ce qui nait de la confrontation des idée et de la maturation de cette confrontation. Jamais mon expérience sur Facebook ne m’a incité à réfléchir, à me poser un moment pour réfléchir aux idées contraires que je recevais, et en faire une synthèse. Il n’y a qu’à voir les sections commentaire des journaux généralistes français pour voir à quel point l’espace de discussion est complètement vérolé.

De fait, les idées qui se propagent le plus efficacement sont celles qui génèrent de la haine comme le montre cette très bonne vidéo. Et où va-t-on réagir le plus, trouver le plus d’audience pour propager nos idées et nos indignations ? Facebook, dans mon cas. Favoriser la propagation d’idées qui provoquent de la haine est dès lors une tactique parfaitement rationnelle pour Facebook.

Prétentions millénaristes et évasion fiscale.

Facebook, dans la plus pure tradition des boîtes de la Silicon Valley, dit vouloir changer le monde mais met beaucoup d’efforts dans l’évasion fiscale. Je pense que l’impôt est un élément important du vivre ensemble, car il sert de soutien matériel aux politiques publiques de l’état. Pas d’impôt, pas d’écoles publiques, pas d’hôpitaux gratuits, pas de bibliothèques, et tant d’autres. On peut tout à fait créer des lieux de communautée et de rencontre sans impôt (c’est d’ailleurs ce que fait Facebook, qui privatise des quartiers entiers pour ses employés. Voir cet article du monde diplomatique , en accès protégé que je peux partager sur demande). Mais ces lieux partitionnent suivant des critères monétaires; et je n’ai pas envie de bibliothèques réservées aux riches.

Concentration des données et conséquences politiques.

Facebook (et d’autres) concentrent une quantité de données faramineuse sur nous et nos relations. Il y a d’abord un enjeu de transparence sur les acheteurs de ces données. Les initiatives récentes de Facebook sur ce point là sont tout à fait insuffisantes (Facebook Library Ads, qui donne très peu d’informations sur l’audience ciblée de la publicité et les émetteurs).

Un autre problème plus concret est la négligence manifeste de Facebook pour la sécurisation des données de ses utilisateurs (voir par exemple ici). Du mépris des bonnes pratiques élémentaires de sécurité informatique, autorisation d’accès de données d’utilisateurs à n’importe qui développant des applications utilisant Facebook…

Absolument rien ne nous garantit que Facebook ne vend pas ses données à des partis politiques, ni que ces derniers n’y ont pas accès. Qu’on soit pour la politique des pouvoirs en place ou pas est une vaste question. J’en pose cependant une autre, plus simple. Si des régimes autoritaires passent en France et en Europe (probable au vu du paysage politique actuel)… voulez-vous vraiment que vos préférences politiques et celles de vos amis soient accessible contre un chèque fait à la régie publicitaire de Facebook ?

Plus proche de nous, souhaitez-vous que votre profilage politique soit revendu à des partis politiques pour vous cibler lors de campagnes électorales, vous incitant à changer d’avis ? C’est ce qui s’est passé avec Cambridge Analytica, vastement documenté sorti il y a plus d’un an (voir par exemple ce récapitulatif).

Philosophie du contrôle, perte de l’initimité et les conséquences pour nous.

On va parler rapidement d’un philosophe que j’aime bien. Michel Foucault est un monsieur chauve qui a beaucoup écrit sur les relations entre savoir, pouvoir et contrôle. Pour synthétiser : plus on a de connaissances sur une personne ou un groupe, plus on peut déployer des appareils d’étude et de contrôle dirigés vers cette entitée. Par exemple, en construisant des “profils types”. L’amateur de football, le militant écologiste, l’autiste, le geek… vous voyez venir le lien avec le profilage publicitaire ? Des audiences prédéfinies par des grilles de caractéristiques, à qui on va vendre des produits très spécifiques…

Foucault a traité la question du lien entre savoir et pouvoir en profondeur. Je recommande la lecture de son ouvrage Surveiller et Punir sur l’histoire de la prison et la recherche toujours plus poussée du contrôle et de la régulation de la vie des délinquants.

La monétisation des données personnelles et interpersonnelles alimente quelque chose que des gens très intelligents appellent un capitalisme de surveillance. Ce nouveau régime économique offre un pouvoir potentiel de contrôle quasiment illimité aux organismes qui le régissent. Une telle étendue de contrôle était fantasmée par les états totalitaires (la RDA et sa Stasi par exemple). Imaginez ce qui se produirait si ces institutions avaient accès à une telle granularité d’information.

Mais pas besoin d’aller jusque là, le danger est pour moi beaucoup plus proche et intime. Si chaque action que l’on fait génère une information, que cette information alimente un profil type vendu à des milliers d’acteurs que je ne connais pas… Où est mon intimité ? L’intimité, c’est cet espace de vie où je suis seul avec moi-même, espace que je peux partager avec mes proches si je le veux. Quand je médite, quand je m’ennuie dans le bus, quand je prends ma douche et que je chante, quand je réfléchis à voix haute sur mes idées pour les développer, quand je fais l’amour avec quelqu’un… Ce sont des instants précieux car nous sommes seuls avec nous-même, personne d’autre ne pourra nous juger. Autoriser une collecte d’information toujours plus profonde, c’est courir le risque de perdre cette intimité, ce qui nous permet d’être seuls avec nous mêmes ou nos proches, et de nous découvrir ensemble. C’est courir le risque que le fantasme de Facebook et Google, basé sur la predictabilité totale de l’humain par l’algorithme, soit réalisé. C’est courir le risque d’avoir des humains qui obéissent exclusivement à des schémas de comportement, et donc de ne plus avoir de déviance, de renouvellement. Une société qui ne dévie plus se fane et finit par mourir.

Et c’est là l’argument que je trouve le plus important. “J’ai pas de problème avec le fait que Facebook m’espionne”. Sauf que je pense que si, il y en a plus d’un.

Nos comportements changent quand on est surveillé (parce qu’il est bien question de surveillance: on collecte des informations à notre insu).

Nous nous autocensurons à cause de conventions sociales, conventions qui sont créées et entretenues par ces pateformes par l’exposition constante à nos pairs.

Nous modifions notre discours par l’exposition à de l’information qui est conçue par un organisme privé pour répondre à son propre intérêt. Mes idées politiques sont nées de contact avec des groupes Facebook particuliers. Quelle part est “réelle”, quelle part est calculée par Facebook pour me rendre accro à leur plate-forme ?

Conclusion: je supprime mon compte Facebook.

Le modèle économique qui joue sur nos faiblesses psychologiques pour faire du chiffre, le comportement légal douteux de l’entreprise ou le projet de société qu’elle porte, autant de raisons qui me poussent à supprimer mon compte Facebook.

Il est à noter que cette action ne me protège pas de la collecte de donnée pour autant: quand mes proches ou des organismes exigent d’êtres contactés via Facebook, ils infligent à leur entourage cette toxicité. Un peu comme du tabagisme passif.

À chacun d’estimer quelle action entreprendre face aux informations que je viens de donner. Je n’espère pas particulièrement provoquer à moi-seul une désincription en masse (notamment à cause de l’effet de réseau qui fait qu’on reste sur Facebook tant qu’une masse critique de gens y est également). J’espère seulement que mon message aura permis aux courageux qui l’auront lu jusqu’au bout que ce que ça veut vraiment dire d’être sur Facebook.

Des lectures, rencontres et ressources qui m’ont amené à cette décision:

Des alternatives:

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