Ma nuit à Paris

Skelets numériques

Première publication le 08/12/2019
Dernière modification le 12/08/2024
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Ma nuit à Paris

Les conséquences de la grève actuelle peuvent être pénibles pour l’habitant de l’outre-périph’. Pour autant, elles peuvent offrir des richesses qu’on ne soupçonnait pas.

Le dernier RER ayant décidé de partir sans moi, mon application de transport me proposa de prendre un bus porte d’Orléans. Pour y parvenir, une première épreuve consistait à faire tout le chemin depuis le parc de la Vilette (où j’officiais en tant que bénévole pendant le premier samedi du libre).

Le bus s’avéra plein à ras-bord et ne démarrait pas. La faute à la horde joyeusement bordélique de gens essayant de récupérer une place dans le bus. Après quatre tentatives infructueuses pour y monter, je décidai d’aller jusqu’à la porte d’Orléans à pieds.

Cela représente une bonne marche de deux heures en conditions normales. Mais ce soir, à Paris, n’était pas si normal que ça.

Les premières minutes de marche après gare du nord m’offraient une expérience assez classique, pour l’habitué de Magenta. Les vendeurs à la sauvette borborygment “Malboro Malboro, Malboro cinq euros” alors que je tente de les éviter pour descendre vers le sud. J’ai croisé deux salons de manucure, rempli de femmes (toutes noires) affairées sur leur doigts et la discussion en cours. Après avoir dépassé le carré des currys (nom que je donne au secteur comptant un nombre impressionnant de restaurants indiens), j’ai vu un homme s’arrêter devant une boutique de perruque vide et prendre en photos avec application l’une d’entre elles. Elle était rousse, longue avec quelques ondulations, sans qu’on puisse tout à fait dire qu’elle mimait des cheveux bouclés.

Je traversai un boulevard, et le décor changea du tout au tout. Aux murs décrépis et commerces schlaguisants du Nord Paris ont brutalement succédés murs lisses et “vrais comptoirs parisien” (c’est en tout cas ce qui était indiqué sur l’enseigne d’une brasserie de style ancien qui siégait au bord du trottoir). L’ambiance est devenue moins sonore et un peu plus feutrée. Je remarquai une prolifération de magasins de cuisine, que j’expliquai par ma proximité avec Châtelet. La lumière était également plus vive, les lampadaires étaient soient plus nombreux ou plus forts.

En traversant un autre boulevard, au coin duquel se tenait un marché de noël, j’aperçu un car de la police. Derrière lui s’en trouvait une douzaine d’autres, et avec eux une grande confusion sur la route. Quand j’arrive à leur niveau, ils commencent à sortir de leurs véhicules. Je vois peu après un bus, de la ligne 38 (celle que je voulais prendre, dans l’autre direction), bloquée et entourée de policiers. Au vu des liserés jaunes sur leurs casques, il s’agissait de CRS.

J’ignorais leur motif et je l’ignore toujours, une certaine prudence que je ne pense pas dénuée de fondement par les temps qui courent me pousse à éviter les zones à forte concentration policière. Un groupe de badauds était proche; il encerclait une altercation, heureusement uniquement verbale, entre un homme et la brigade de CRS.

Leur action avait bloqué tout le bord de Seine, paralysant la circulation. Je zigzaguais donc entre le devant d’un bus et l’arrière d’une moto, premier maillon d’une file de piétons n’écoutant que leur instinct de parisiens qui les incitait à vouloir traverser à tout prix.

Leur visage exprimait de l’inquiétude, au delà de l’habituel affairement des citadins. Quelque chose se passait en ce moment, en France, et ce quelque chose immobilisait la circulation dans la capitale pendant un Week end de courses de Noël. Ce n’était pas normal, pensaient-ils.

Bien sûr que ce n’est pas normal. Le dialogue social se tend de plus en plus, ma génération se bat contre une dépression de tout instant causée par l’absence d’espoir quant à la cause climatique, et plusieurs villes en France appellent de leur voeux la reconnaissance faciale, on parle de lutter contre les féminicides tandis que des femmes meurent toujours dans l’indifférence. J’envie les inquiets que j’ ai vu, ne comprenant pas pourquoi la ville ne tournait plus rond. Pour eux, l’absurde n’est pas encore commun.

Je passais devant un café littéraire près de Saint Jacques, et je traversai rapidement le pont donnant vers le tribunal de Paris. Les sirènes de polices ont commencé à retentir et, pendant longtemps, il n’y a que les voitures qui fonçaient sur la voie de bus. Entretenant le vain espoir de récupérer un 38 qui me mènerait à porte d’Orléans, je me plaçais près de l’arrêt de bus. Deux étudiantes se plaignaient de la grève et songeaient à prendre un über ; un rapide coup d’œil sur l’application me dissuada de faire de même (près de 50€ pour rentrer chez moi, là où on peut s’en tirer d’habitude pour moins d’une vingtaine d’euros). Après une dizaine de minutes d’attente où les gyrophares repoussaient les bouchons, je me suis décidé à me remette en marche. Descendre le boulevard Saint Michel fut rapide, d’autant plus que je remarquais que j’avais un compagnon. Parti en même temps que moi de l’arrêt de bus et s’arrêtant brièvement à l’occasion pour zieuter la route, il était large d’épaule et dru de barbe. Assez âgé et équipé d’un imperméable épais, son air hirsute n’empêchait pas une certaine politesse: il s’est plusieurs fois excusé auprès de gens qu’il bousculait involontairement, d’une voix directe et belle.

J’essayais de le garder à ma gauche, et j’aime à penser qu’il faisait de même. Nous nous sommes accompagnés jusqu’au Luxembourg, où là encore l’espoir d’un bus nous a fait nous arrêter. En vain, les deux 38 qui nous passèrent sous le nez étaient bondés. Un vieux monsieur, qui semblait beaucoup s’amuser d’être en retard, en a profité pour parler de la seconde guerre mondiale et des Balkany, histoire de communiquer sa bonne humeur.

La descente jusqu’à Denfert Rochereau, en passant devant le lieu des Grands Voisins, fût rapide. Les quelques arbres, mon compagnon qui m’avait brièvement accompagné pour un dernier morceau de voyage et la présence d' arbres ont rendu cette section du voyage très calme par rapport aux autres boulevards. C’est finalement à Alesia que j’ai récupéré un bus qui m’a légèrement rapproché de ma destination. Le chauffeur a montré son habileté en contournant un boulevard bouché, en faisant sonner sa clochette de bus pour se frayer un passage.

Finalement, je finis par arriver au lieu de départ de ma navette. Après quelques minutes, je montais dedans, non sans me faire pousser par les gens pressés d’avoir une place assise. En arrivant enfin à rentrer dans le bus, le chauffeur m’a regardé avec un sourire de connivence. C’était une femme assez jeune et, dans d’autres circonstances, j’aurais sans doute rendu ce sourire et engagé la conversation. Mais mon trajet touchait à sa fin et je sortait au premier arrêt, rentrant chez moi peu après.

Le trajet total a duré un peu plus de trois heures, là il en dure trois fois moins normalement. Mais cette sortie à l’air libre et cette succession d’expériences et de bouts de vie m’est très préciseuse. L’écrire ici, c’est une manière de la préserver de l’oubli.

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