Skelets numériques
Le seum des JO
C’était hier soir la cérémonie d’ouverture de l’édition 2024 des Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP), à Paris. Et j’ai le seum, pour plusieurs raisons.
J’ai le seum des saccages engendrés par les JOP, pour commencer. La destructions des jardins ouvriers d’Aubervilliers n’en constitue qu’un exemple parmi d’autre. Les votes de lois dérogatoires pour la légalisation et l’application de la vidéo-surveillance algorithmique dans des cadres discrétionnaires de l’autorité publique rognent un peu plus sur l’intimité et la liberté de chacun. Les expulsions des étudiant·es du CROUS pour donner de la place aux policiers qui découvrent avec stupeur l’insalubrité des résidences étudiantes et qui obtiennent après quelques pleurs sur les réseaux l’intervention immédiate de personnels d’entretien. Ou des SDF qui se voient priés de dégager hors de Paris.
J’ai le seum parce que ces injustices ne sont pas sans contexte ou justification historique, bien que l’ampleur des moyens dédiés soit inédite. C’est la continuation de politiques sécuritaires et racistes en places depuis de nombreuses années. Que l’intensification de la puissance policière se concentrera sur les personnes racisées, les pauvres et les indésirables. Que la politique immobilière de gentrification va repousser les forçats du capital toujours plus loin.
J’ai le seum parce que c’est le prolongement de l’abimement de la démocratie par une bourgeoisie qui cache de moins en moins son désintérêt pour le vivre-ensemble. Grande vitrine pour “l’artisanat français”? Ou pour des milliardaires qui s’accommodent très bien d’une montée de l’extrême-droite en France?
J’ai le seum parce que les JOP sont employés comme une excuse d’intérêt supranational pour nier le résultat des législatives anticipées convoquées par un président incapable de reconnaître sa médiocrité, qui attise la flamme de l’extrême-droite et qui, constatant l’échec de son pari politique se drape derrière les JOP pour refuser de prendre acte de cet échec.
Mais j’ai aussi le seum pour d’autres raisons. Pour l’imaginaire que ça renvoie. Et l’échec de la gauche en laquelle je crois sur ce terrain.
J’ai le seum parce que la cérémonie était grandiose, l’aboutissement de plus de deux ans de travail du comité d’organisation. Rendez-vous compte: la coordination de la mise en scène de toute une ville, avec un nombre d’artistes et d’intervenant·es proprement démentiel. Et tout s’est bien passé. Des images percutantes, qui resteront dans les mémoires.
“Allons mon bon squelette, tu n’aimes pas quand les gens s’amusent?”
Au contraire. La joie militante et la construction de joies pérennes sont des pratiques que je m’efforce d’appliquer. Je n’ai pas le seum parce que les gens s’amusent, je suis plutôt bon public. J’ai le seum parce que je vois comment cette joie est mobilisée. Et j’ai le seum quand je vois qu’on est incapable de faire de même.
Cette cérémonie d’ouverture des jeux olympiques et paralympiques est donc une réussite organisationnelle sans précédent. J’ai le seum quand je vois la CGT participer avec fierté à cette cérémonie, se gargarisant d’avoir régularisés des sans-papiers mobilisés pour les chantiers des JOP. Et on ne va pas bouder son plaisir avec ça, clairement. Mais où est la grève générale et l’établissement d’un rapport de force pendant ces JOP? Où est l’effort de propagande contre la privatisation de nos communs? Où est le renversement populaire nécessaire pour contrer la montée d’une extrême droite?
J’ai le seum quand je vois la cérémonie d’ouverture des JOP pour ce qu’elle est: une propagande nationaliste rôdée et efficace qui renvoie au monde une image de la France complètement fausse. Marie-Antoinette est décapitée par Gojira dans un pays qui, voilà moins d’un mois, porte un parti fondé par des tortionnaires de l’OAS et d’anciens collabos de Vichy à l’assemblée nationale, et qui voit sa bourgeoisie s’organiser minutieuement pour la diffusion d’idées ultra-conservatrices? Ça signifie quoi d’avoir des personnes queer lors de la cérémonie d’ouverture quand les femmes trans sont interdites de concourir dans les catégories correspondant à leur genre? Ou prôner un vague idéal de diversité quand une coureuse de relai se voit inquiétée de participer à la cérémonie d’ouverture parce qu’elle porte un voile (mais une casquette c’est bon)?
J’ai le seum quand je vois une des plus grosses opérations de pinkwashing fonctionner à plein régime. Oubliée, l’offensive transphobe de ces derniers mois contre les droits des mineurs trans: on a des drag qui jouent la Cène sur la Seine. Oublié le silence général sur les agressions transphobes et putophobes de ces derniers mois: on a un clip avec des images de la pride qui souhaitent la bienvenue aux touristes.
J’ai le seum parce que je suis sensible à ces affects; je suis fier l’histoire des Français révolutionnaires; et j’ai le seum quand je vois Louise Michel mise en avant sur une fête capitaliste. J’ai été ému aux larmes quand j’ai entendu la Marseillaise chantée par Axelle Saint-Cirel surplombant Paris. Ou quand Djamel a passé la flamme à Zizou. Parce que ça fait partie de moi, de mon histoire et de mes croyances. Parce que pour moi, Liberté, Égalité et Fraternité signifient encore quelque chose de glorieux; et je vois le vernis de ces idées être convoqué pour masquer des violences réelles et tangibles depuis des dizaines d’années.
J’ai le seum quand je lis cette pub Coca-Cola qui a trop raison: “c’est magique quand les gens se rassemblent”. Et cette magie a été convoquée avec maestria pour cette cérémonie d’ouverture. Parce que comment en vouloir aux centaines de spectateurs de Saint-Denis qui ont attendu pour voir Snoop-Dog porter la flamme? J’y vois un achat temporaire de la paix par le divertissement, mais la question reste: les gens sont heureux. Comment rendre heureux dans notre camp?
Quand Aya Nakamura danse avec une compagnie de la Garde Républicaine, je ne peux pas m’empêcher d’y voir une promesse impossible à atteindre. Comme une espèce d’alliance improbable d’une artiste ultra-populaire et actuelle, symbole d’une jeunesse immigrée et fière de l’être, et de l’autre des institutions de l’État, d’une histoire dans tout ce qu’elle a d’horrible et de glorieux, dignification de la puissance de l’État?
J’ai le seum parce que je vois une opération de propagande que j’espérais voir échouer, l’occasion de déshabiller le roi, réussir avec succès. J’ai le seum parce que je vois plein de gens qui vont s’imaginer que la France est toujours un pays révolutionnaire, alors que je le crois encore. J’ai le seum parce que j’ai aimé l’image des Français que renvoyait cette cérémonie, et que par là même, j’acte que c’est une réussite.