Skelets numériques
Est-ce que tuer un PDG c'est juste?
Mise à jour du 15/12/2024 avec des ajouts de référence, et la réflexion sur l’autodéfense de classe.
Cette semaine particulièrement chargée a notamment vu l’assassinat d’un PDG d’une assurance médicale privée aux états-unis, Brian Thompson. Le meurtrier présumé, Luigi Mangione, s’est fait arrêter quelques jours après sa cavale. Il y aura certainement beaucoup à dire sur l’enquête, le traitement médiatique et les réactions politiques de tout bord. Je suis en particulier curieux de la variation du taux de remboursement des assurances privées. Ce qui m’intéresse aussi, c’est de voir à quel point Mangione est devenu un symbole (il y a quantité de memes sur internet, j’en parsème ce billet).
Pour le coup, dans ce billet, j’essaie de me demander si, fondamentalement, c’est “mal” de tuer un PDG. Et comme je ne crois pas au Mal avec un grand M, je m’interroge plutôt sur la question de la justice. Pas au sens “légal” du terme, mais plutôt sur où je place cette action sur mon compas moral personnel, et comment la société y réagit. Un genre “d’instinct de justice”.
Ça me semble important de rappeler que je parle d’un environnement de bourgeoisie intellectuelle, blanc et mec-passing. J’ai lu il y a plusieurs années des ouvrages comme L’idée de justice et Comment la non-violence protège l’État, mais mon expérience de la violence de la société est récente et m’atteint alors que je suis en autonomie financière, mentale et spirituelle. Ce que ça veut dire, c’est que je n’ai pas besoin de faire acte de violence physique pour parvenir à mes fins socialement. J’ai été élevé dans la croyance que, si j’ai un litige, je peux me rendre au commissariat et espérer une issue qui m’est favorable. Cette croyance implique aussi que la justice défend les intérêts de tous les constituant·es de la société. Si il y a un criminel, il sera puni. Le meurtre, c’est mal. Etc.
Ça a l’air de marcher pour casser l’injustice de classe
On voit aussi des témoignages de compagnies d’assurance qui autorisent soudainement beaucoup, beaucoup plus de procédures à aboutir. Si on pose le problème comme une affaire d’efficacité, il semble que l’action de supprimer Brian Thompson entraîne une amélioration significative et, bientôt, mesurable des conditions de vie de beaucoup de gens. Si on apporte du crédit au fonctionnement des institutions (qui sont jusque là inefficaces pour réguler le marché qu’occupent Thompson et ses comparses parasites), le décès de Thompson entraînera peut-être un débat juridique aux États-Unis.
En un peu moins de deux semaines après l’assassinat, on constate déjà que ça flippe côté PDG américains. Elon Musk s’est soudainement découvert une fibre paternelle lors d’une visite au Sénat (le même qui a renié sa fille trans, on le rappelle). Peter Thiel, gourou de l’IA générative, se liquéfie quand on suggère que peut-être, la sympathie populaire pour le tueur ne vient pas de nulle part (au point qu’on en écrive des fanfics). Et j’ai lu plusieurs articles médiocres qui parlent de dégenerescence morale quand on parle de tuer une personne directement responsable du déni de soin de probablement milliers de personnes1. Une panique morale ouverte des PDG et de leurs séides indique que l’axe d’attaque est le bon.
Sauter hors du conséquentialisme
La question de l’efficacité est une chose. Celle de la justice en est une autre. Considérons la violence qui consiste à mettre fin à la vie d’une personne pour rendre justice. J’y vois une grosse pente glissante: si la justice peut se traduire dans la mort d’une personne (acte irréversible), alors elle instille une hiérarchie entre les êtres. D’autre part, la justice rendue extrait réparation des criminels en leur appliquant la terreur.
On pourrait se dire qu’il y a injustice, s’arrêter là et se dire que “tuer c’est mal, quelque soit la raison”. Et une part importante de mon compas moral perso, qui emprunte beaucoup aux religions abrahamiques et un peu au bouddhisme, serait d’accord avec ça.
Sauf que. La justice est inopérante. Renier la santé à des gens sous prétexte de profit est une action que je considère comme criminelle. La pente glissante que je crains, elle est largement appliquée dans ce contexte. Et avec une métrique simple: le montant de ta cotisation détermine ton droit à vivre. Donc tout compas moral basé sur la sacralité de la vie ne pourrait pas se résoudre à l’existence d’une telle pratique commerciale. Nous vivons dans une société qui établit déjà des hiérarchies. Les vies des colonisé·es n’ont pas la même valeur comptable que celle des occidentaux. On assassine des enfants et l’assassin a une cagnotte pour l’aider à se défendre. Si on place la sacralité de la vie humaine sur un piédestal et qu’on se focalise sur la violence du meurtrier Luigi, on passe sous silence la banalité du meurtre perpétré par ces entreprises qui refusent le soin.
L’argument de la pente glissante ne tient que si on est, à mon sens, responsable d’initier le glissement moral.
Sur la réponse à apporter à l’injustice
Dans L’idée de Justice, Amartya Sen invoque que, plutôt que de bâtir un monde idéalement juste, il semble important de pouvoir détecter les injustices et produire des conditions nécessaires à leur réparation. Selon lui, cela passe par l’exercice de la démocratie, condition nécessaire à gérer la pluralité des analyses et points de vue. À ce titre, quand on est témoins d’une injustice aussi flagrante que de mourir par absence d’argent (parce que le revenu n’est pas distribué équitablement pour tous·tes), la réaction saine consiste à essayer de résoudre l’injustice.
Si on se pose la question de la justice et qu’on autorise la société à mettre fin à la vie de gens pour certaines raisons, la question de la justice est alors à qui on donne le droit de mettre fin à la vie (légitimité) et les motifs (qu’est-ce qui brise le contrat social). J’ai l’instinct que si Luigi qui s’octroie ce droit n’est pas juste, le soutien populaire qu’il reçoit indique que sa légitimité est plus élevée que celle d’un PDG. Et on peut se convaincre sans trop de problème que si la mort du PDG est injuste, la situation autorisée par l’impunité de ce PDG l’était d’autant plus.
Une objection qu’on pourra faire, c’est que je donne implicitement ici une justification à sortir d’un cadre de justice parce qu’on se trouve, avant l’action, dans un cadre injuste. Si cette injustice temporaire est un préliminaire à la destruction de la situation injuste, ça mérite d’y réfléchir. Et surtout… est-il normal de considérer comme normal une injustice? J’ai un peu l’impression que ne pas faire preuve de violence dans ce genre de cas c’est une morale très sacrificielle, ou d’acceptation de l’inacceptable.
Autodéfense de classe
Je ne suis pas en train de dire que la seule réponse à apporter en cas d’injustice, c’est le meurtre d’un opposant. Il faut considérer que Luigi s’est ici placé dans une pratique “d’autodéfense de classe”. Si ces entreprises n’en ont rien à faire de brûler la société et balancent les tracas comme externalités négatives, alors le souci de leur bien-être pour la société doit être comparable. Peut-être qu’il est temps de faire rentrer dans leur bilan comptable le coût de leurs actions.
Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue.
Dom Helder Camara
Reste à éviter la quatrième violence dont Michael Roch parle dans Les choses immobiles. La violence autodestructrice qui transforme chaque mouvement de libération en mouvement fascisant. Où la violence de ceux qui peuvent l’exercer écrasent les faibles. Je ne pense pas que l’action de Luigi le place du côté des forts.
Références et remerciement
Merci aux camarades slowp, S., Nor pour les discussions à ce sujet. Merci à T. pour: “La réponse courte c’est non, la réponse longue c’est oui.”
- Comment la non-violence protège l’État
- Une critique anarchiste de la justification de la violence
- Un commentaire intéressant sur la vie en ligne du tueur présumé (en anglais): il n’a pas été radicalisé comme des “school shooters” désoeuvrés
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Je n’ai pas d’idée de comment le marché de l’assurance privée de santé américaine est structuré au moment de la rédaction de ce billet; tous les chiffres que je donne sont donc non-informés (et donc, probablement faux, avec l’instinct qu’ils sont largement sous-estimés). ↩︎