Skelets numériques
Détourne ton TD
Le 5 mars 2020, l’université s’arrête. Pour protester contre la réforme des retraites, la loi de programmation pluriannuelle de la recherche et les politiques hostiles au service public mises en place par ce gouvernement, les scientifiques, chercheuses et chercheurs, enseignants et vacataires sont incités à se mettre en grève.
Toutefois, qu’est-ce que signifie se mettre en grève, dans l’enseignement supérieur? Nous ne sommes pas un secteur bloquant, nous avons assez peu de couverture médiatique et -surtout en science- nous avons peu de tradition de lutte sociale. Ce billet fournira bien mieux que moi quelques contre-arguments, et peut-être susciter des velleités de lutte.
Me voilà donc, doctorant et enseignant vacataire dans une université de la région de Paris, souhaitant m’engager. Mais quelle forme devait prendre mon action ce jour là? Aller en manif? Un hasard du calendrier a répondu pour moi: j’avais un TD à donner à des élèves le 5 mars. Je décidais donc de préparer une action ce jour là.
Contraintes et motivations de l’action
À ma connaissance, j’étais seul à avoir décidé de faire grève. Une tactique de rétention de notes n’aurait sans doute pas marché et aurait finalement pénalisé mes élèves. Ne pas venir en cours et aller en manif aurait été une activité plus intéressante. Toutefois, je me suis rendu compte qu’on prenait trop souvent les élèves pour des prunes, les considérant incapables de s’investir ou de s’intéresser à la politique. Il fallait donc une action qui les implique, sans que ça ne les mette en danger académiquement non plus. Le barème de notation du cours que j’enseigne me laissait heureusement une certaine latitude: je donne une note de participation le long de l’année, un contrôle de mi-parcours et un devoir surveillé à la fin de la séquence. Le TD du 5 mars n’étant pas noté autrement qu’à la participation, s’en passer ne causerait pas de tort aux élèves du point de vue de leur note.
J’ai donc décidé de me rendre sur mon lieu de travail, d’exercer mon droit de grève une fois sur place et d’animer une séance discussion de deux heures sur la thématique de la réforme des retraites et de l’engagement politique. De ma compréhension, cette action n’est pas illégale (le texte décrivant les droits et devoirs des agents vacataires étant très laconique, voir ici).
Déroulement
Quand les élèves sont arrivés et se sont installés, j’ai annoncé que je faisais grève pour protester contre la réforme des retraites. J’ai aussitôt précisé qu’ils ne seraient pas pénalisés si ils ne souhaitaient pas assister à la séance, et que la note de participation ne compterait pas pour le 5 mars. L’idée étant de leur ôter toute appréhension par rapport aux notes, afin qu’ils se sentent libres de participer (ou non) à la discussion.
La discussion était riche, notamment parce que mes élèves n’étaient pas d’accord entre eux. Tous convenaient que le vieillissement de la population et le baby boom nécessitait de changer quelque chose; ils n’étaient pas d’accord sur quoi. Certains m’ont cité l’ISF, d’autres l’augmentation de l’âge du départ à la retraite, d’autres encore la baisse des côtisations.
Plutôt que de rester dans la posture du prof, j’ai pris soin durant les deux heures de laisser la parole aux élèves, me contentant de répondre aux questions plus techniques concernant la réforme. Pour leur donner quelques clefs de compréhensions, j’ai projeté des extraits de l’excellente vidéo de Heu?reka sur la réforme des retraites (diz is sum gud shit).
Pour conclure, je leur ai fourni des liens vers le site du collectif onestla.tech, l’agrégateur de manifs paris.demosphere.net et quelques références bibliographiques sur la responsabilité politique des travailleurs du numérique. Je les ai également prévenus qu’une AG se tenait dans leur université cet après-midi.
L’impact?
Quel impact, oui? Je n’ai bloqué aucun service administratif, au pire j’aurais ennuyé des étudiants qui auraient bien aimé faire la grasse matinée plutôt que de m’écouter. J’aurais évidemment une retenue de salaire. Tout de même. J’espère que cette incursion dans le quotidien de mes élèves en fera réfléchir quelques unes. Si il est toujours difficile de se dire qu’une action est “utile” quand on travaille sur des idées et des opinions, j’ai bon espoir que les deux heures qu’on a partagé avec mes élèves leur aura permis de discuter sans jugement sur cette réforme et leur vision de la politique.