Violences

Skelets numériques

Première publication le 19/04/2023
Temps de lecture estimé: 7 m
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Violences

Il sera fait mention de violence physique et de police dans ce billet.

Récemment, je me suis pris des coups par la police. Je mesure évidemment ma chance de ne pas avoir pris plus tôt dans ma vie. Ceci dit, je ne pense pas qu’il soit sain de le formuler comme un privilège. Ne pas se faire violenter devrait être un droit fondamental, point barre. Ces coups me hantent un peu. Je veux en parler ici.

On ne m’avait jamais frappé pour me faire du mal, avant

Une tête de cortège, en manif syndicale. Je n’ai commis aucune dégradation de bien physique, j’étais seulement présent en tête, en grande partie par curiosité. Les forces de l’ordre chargent souvent soudainement vers une direction générale, tabassent et se retirent tout aussi rapidement. Quand la foule se reforment derrière une unité, les policiers qui la composent se retrouvent stupidement encerclés; ce qui engage un face à face tendu avec le reste de la foule. Une telle attitude génère de la tension des deux côté. J’ai vu une charge sur des gens bloqués contre une barrière, suivie de tirs de lacrymogènes.

Un groupe de policiers encerclés par la foule, qui scande des “Tout le monde déteste la police” ou “Cassez-vous!”. Je reste derrière les gens, ne souhaitant pas paraître particulièrement hostile ou menaçant. Je vois un policier pointer dans ma direction avec un lance-patate (probablement un cougar 56mm), ce qui ne m’encourage pas particulièrement à m’exposer. Au risque d’en surprendre, je ne suis pas friand de recevoir des impacts ou de m’étouffer avec du gaz. De là d’où je suis, je n’entends pas de sommation. Vous sentez quand un mouvement de foule commence un peu avant que les personnes ne commencent à courir; comme une chair de poule généralisée. Je vois les gens courir pour fuir quelque chose qui me fait dos. Sans trop réaliser ce qui se passe, je marche sans courir; ça ne servirait à rien. Un gros moment de flou, je me sens balloté. Soudainement, je vois des FDO qui m’encerclent, dans une parodie de haie d’honneur. Je me prends des coups de matraque à la cuisse et sur le tibia alors que j’essaie d’avancer; l’un d’eux me prend par le col et me secoue un peu, mais heureusement je ne finis pas au sol. Je me dégage une voie en poussant un peu les épaules, l’adrénaline à son pic m’aide probablement à m’extraire. Heureusement pour moi, ils ne cherchaient pas à m’embarquer ou me retenir; je n’aurais eu aucune chance face à eux. Le motif? Qu’en sais-je? J’ai été pris dans un mouvement de foule qui aurait provoqué une réaction policière, les FDO se sentant menacés et se mettant à frapper sans discrimination pour tenter de se dégager? Mais je n’étais pas une menace, et je pense maîtriser suffisamment mon langage corporel pour savoir que je ne me présentais pas non plus comme telle.

Au moins, c’est clair

Je repars en boitillant et en déferlant un flot d’injure. Il faudra quelques heures à l’adrénaline pour retomber. De retour chez moi, je constate deux gros bleus sur la cuisse gauche, qui m’empêchent de m’asseoir pendant une semaine. Les os sont saufs, fort heureusement (toujours s’assurer d’un bon apport de calcium).

Concrètement, j’ai pris un coup par un flic dans une opération de “maintien de l’ordre” de façon injustifiée. On va mettre de côté les considérations légales (qui du reste semblent ne pas trop gêner les FDO de pratiquer les nasses - interdites par le Conseil d’État -, d’utiliser du matériel classées comme armes de guerre sans sommation sur une place remplie de manifestants, de masquer leur RIO, de mutiler et parfois tuer); et plutôt se concentrer sur ce que ça a représenté sur moi.

J’ai expérimenté dans ma chair une violence commise par un agent de l’État, dans le but de me faire souffrir. Cette violence m’a fait me rendre compte de plusieurs choses:

  • j’ai horreur de la violence physique, je déteste me mettre en danger et je me refuse à l’infliger
  • j’ai encore plus horreur de l’injustice et de l’arbitraire

J’avais des indécisions sur mon rapport avec la police. Mon souci pour les violences policières, soulevées dans le champ médiatique par les Gilets Jaunes (en fait systémique), était largement théorique. Si il fallait trouver du bon dans cette violence, c’est qu’elle m’a forcé à prendre des positions sur lesquelles je n’étais pas clair, peut-être parce que je ne me considérais pas dans la catégorie de victime.

Psychiquement, ça n’allait pas pendant au moins une semaine. J’ai mis du temps à retrouver un sommeil serein. Cette suspicion pénible de la part de quelques proches, qui me demandaient ce que j’avais fait pour “mériter ça”. “On est en démocratie, les policiers n’ont pas le droit de frapper sans raison!”. Faut-il en déduire la contraposée?

Qu’est-ce que j’en tire?

D’où je parle? Est-ce que c’est crétin de se prendre un coup de matraque et de virer antiflic? Naïf de se rendre compte de la violence de l’État? Fort probable; je mesure ma chance d’avoir eu jusque là un rapport distancié à la violence d’état. Disons seulement qu’il y a une grande différence entre approuver intellectuellement une position, et subir son application dans sa chair.

Pourquoi j’en parle? Même après plusieurs semaines, impossible de me sortir cette expérience du corps, alors j’ai essayé de la fixer, même imparfaitement, pour que ça sorte et que je puisse en tirer quelque chose. Ces coups injustes m’ont mis en colère. J’ai essayé de canaliser cette colère, nerder un peu fort sur la police comme institution, son histoire, et ce que j’ai perçu comme ses opposants les plus fervents: l’anarchisme.

Que faire de ma parole? Pour comprendre et dépasser cette violence, je refuse de la considérer comme d’un acte isolé, un policier qui serait “fatigué” ou “sur les nerfs”, une “bavure”. La belle affaire. Imaginez appliquer ce raisonnement à d’autres corps de professions pouvant mutiler en cas d’erreur, au hasard les soignant•e•s. Cette violence n’est qu’une toute petite goutte dans une opération de répression massive opérée par un État qui ne sait rien proposer d’autre à sa population. C’est un aperçu de l’horreur que peut déployer le Léviathan si on en perd le contrôlea.

La police ne protège pas les citoyens, c’est une fiction. Elle est la milice armée de l’État et du Capital, elle frappe une population quand celle-ci renonce à consentir à ses conditions. Par leur brutalité, ces coups ont détruit les illusions que j’entretenais sur la politique: qui maîtrise la violence, domine. Désormais, je déteste la police, et j’en ai peur. Bravo, vous avez radicalisé une personne de plus.

Quelques petites ressources, tant pour mes lecteurs que pour moi, comme point d’étape:

  • Côté sociologie, Mathieu Rigouste est un sociologue militant qui a notamment écrit La domination policière, une violence industrielle. À l’heure de publication de ce billet, je n’ai pas encore lu ses travaux, mais ils m’ont été recommandés de toute part. Update: note volante en cours de transformation en fiche de lecture par ici
  • David Dufresnes, journaliste indépendant qui s’est fait connaître notamment par sa couverture des violences policières durant les Gilets Jaunes. Il est désormais très actif dans son émission Au poste! sur Twitch. C’est par lui que j’ai commencé à m’intéresser au sujet, “intellectuellement”.
  • Sur le rapport des mouvements sociaux à la police, Comment la non-violence protège l’état, de Peter Gelderloos (disponible gratuitement ici) aide à relativiser les doctrines de non-violences prises par certains mouvements sociaux.
  • Très concrètement et avec beaucoup de détail, de nombreux militant.e.s s’assurent de prendre en charge les blessures. Par exemple, thildACAB, street medic, fait en plus un travail monstrueux de documentation. Voir aussi le collectif Désarmons-les!
  • J’ai bien aimé cette série de vidéo (encore incomplète) sur l’histoire de la police comme institution
  • En opposant systématiquement la violence d’État à des bris de vitrine, on tombe dans le piège de leur équivalence. Un billet de blog en parle bien mieux que moi.
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