Abondance et Liberté

Skelets numériques

Première publication le 05/01/2021
Dernière modification le 12/08/2024
Temps de lecture estimé: 17 m
Fiche suivante : Chez soi
Fiche précédente : L'idée de justice
Tags liés à cet article: écologie

Abondance et Liberté

Pierre Charbonnier

J’ai découvert ce livre via la très chaude recommandation d’un ami que je tiens comme source sûre quand il est question de creuser des sujets politiques pointus. La question écologique, si elle m’inquiète comme pas mal de membres de ma génération, a toujours été un sujet que j’ai pris “en annexe” d’autres. L’écologie servait à soutenir “d’autres luttes”, et ne s’est développée en tant qu’entité autonome que depuis peu. Charbonnier explose cette conception naïve et propose une porte d’entrée sur l’écologie politique d’une manière que j’ai trouvée très finaude. En effet, plutôt que de faire une histoire intellectuelle de ce qui relève de l’écologie, l’auteur propose d’analyser les grands courants de pensée qui ont structuré l’occident depuis la Renaissance au travers d’une tension qu’il juge fondamentale en écologie: le lien entre abondance et liberté (ou autonomie). Comment, alors que l’Europe se remet tout juste des innombrables guerres de religion, les idéologies se structurent autours de l’idée que l’abondance d’une terre apporte la liberté à ses occupants? Cette approche lui permet d’analyser des idées et auteurs qui, si ils ne sont pas reconnus par la tradition de l’histoire écologique comme écologistes, ont des thèses qui ont influencé la construction du monde dans lequelle se déploie cette dernière.

Cette lecture est d’autant plus intéressante qu’elle se fait en parallèle de l’écoute des cours de Jean-Marc Jancovici, donnés à l’école des Mines. En deux mots, la vision très “unidirectionnelle” et “énergie-centrée” de l’Histoire proposée par Jancovici apparaît comme bien incomplète (même si très pertinente!) quand on lit Charbonnier.

La fiche de lecture se concentre principalement sur les premiers chapitres de l’ouvrage, que j’ai trouvés très riches. Le dernier chapitre sur la symétrisation mériterait d’être plus approfondis. Enfin, c’est dans un souci de concision que j’ai parfois éludé ou simplifié certains passages.

Toutes les promesses des Lumières

Le livre s’ouvre sur l’énonciation d’une énigme politique: la terre et le sol redeviennent l’objet de nos luttes. Comment gérer le parc de pêche? Qui doit s’en charger? Des questions de pure soutenance de notre société passent au premier rang des priorités politiques. Les gilets jaunes, dont la première revendication portait sur l’abaissement du prix du carburant fossile, les contaminations au chlordécone en Martinique et Guadeloupe? Intimement liés à l’état matériel de nos écosystèmes.

Notre emprise sur le monde, représentée par la pollution de notre air issu de la révolution industrielle est alors remise en question. Notre émancipation ne peut se concevoir sans une réflexion profonde sur le lien qu’elle a avec les conditions matérielles, pour pouvoir la penser alors que ces conditions matérielles s’apprêtent à changer du tout au tout. Que signifie être libre alors que nos sols nourriciers s’épuisent et que les hausses de températures risquent de faire migrer de force une fraction importante de la population indienne? Le pacte passé il y a maintenant deux siècles, qui associe la liberté ultime à l’extraction et l’utilisation de ressources fossiles est en train de céder. Par quoi le remplacer? La multiplicité des mouvements se déclarant de l’écologie (écologie libertaire, écologie intégrale…) en dit assez sur la multiplicité de sens que peut prendre la notion “d’écologie”.

Pour répondre à ces questions, Charbonnier va puiser analyser le rapport intime à la base de ce pacte: le lien entre abondance matérielle et autonomie politique. Il n’est pas question de dire que l’autonomie infinie dans un monde fini est impossible: mais que cette autonomie ne se gagnera qu’en intégrant de manière durable les contraintes dudit monde fini.

On tire des Lumères des idéaux de justice et d’égalité certes; mais également une promesse de fin de la pauvreté, c’est à dire la fin de la pénurie. De ces éléments est né une certaine conception du corps social, celle d’un organisme complètement autonome et capable de prendre ses décisions pour lui-même, libéré de l’arbitraire de Dieu ou de la Nature. Autre promesse du projet libéral: celui de la sécurité matérielle qui, si il est beaucoup moins présent dans les discours politiques actuels, a pourtant été un moteur bien plus important que la promesse de liberté ou d’égalité dans son acceptation par les populations.

Avant de passer au coeur du sujet, Charbonnier introduit la notion d’affordance politique de la terre: je le comprends comme l’ensemble des possibiltiés politiques offertes par des conditions matérielles précises. Par exemple, un sol perçu comme riche devra être travaillé pour en tirer des fruits. Par qui? Comment en répartir ces fruits? Qui a la légitimité d’en décider ainsi?

Souveraineté et propriété

Aux 16e et 17e siècles, la séparation progressive du pouvoir religieux et du pouvoir politique a été largement vécu comme une période de grands troubles, causés par les hasard du Destin et la volonté humaine. Le futur, libéré de l’horizon de l’apocalypse chrétienne, relevait de la responsabilité de principe d’entités naissantes, les États-Nations. Ces nouvelles responsabilités politiques couplées à ce que nous appelons encore “grandes découverts” provoquèrent le foisonnement de la recherche de principes de gouvernances nouveaux, main dans la main avec un effort de mise en forme de la terre et du monde. Nous sommes encore les héritiers des concepts qui ont été développés à cette époque, même si la période a évidemment changé. À ce titre, le concept de propriété s’invente et se structure pour assigner une terre à un individu, au même titre que la souveraineté assigne une terre à un état. La propriété agit dès lors comme un puissant levier politique, car la terre et sa gestion deviennent dès lors des sujets de construction de politique et des enjeux de négociation, susceptibles d’être soumis au droit - là où les disputes religieuses sont insolubles car traitant d’absolu. Le droit se constituent depuis des faits matériels et structure les sociétés selon ces affordances politiques de la terre.

Références invoquées:

  • Grotius, sur son traité de la liberté des mers, qui tente d’établir une norme d’interaction entre états à partir d’affordances politiques telles que le vent des océans. Les océans lient toutes les nations entre elles, et il est donc immoral d’en restreindre l’accès: cela revient à aller à l’encontre du dessein de Dieu. Cela lui permet de contester l’hégémonie portugaise et espagnole sur les mers. “Où donc est cette appréhension matérielle sans laquelle ne peut commencer aucune propriété?” Dans un autre ouvrage, la variation des lits de cours d’eau est un sujet de science politique à part entière: les fleuves jouant un rôle de délimitateurs naturels, de zones d’échange et de subsistance, toute modification de leurs caractéristiques a des conséquences sur les sociétés qui les bordent.
  • Locke, chapitre V du Second traité du gouvernement sur la propriété. Le travail appliqué à une chose la fait sortir du statut de don du Créateur, et permet d’assigner la propriété du travailleur à la chose travaillée (ce qui exclut de fait les populations perçues comme “non-travailleuses”, comme les amérindiens). Or, la terre est un objet juridique et matériel conceptuellement idéal: elle ne produit des fruits que sous l’effet d’un travail (préparation des terres pour l’agriculture, puis la tâche d’agriculture). La légimitimisation de la propriété relève ainsi d’une capacité de “travail” de cette terre; Locke fait ici référence non pas au travail des ouvriers, mais au propriétaire terrien qui fournit le capital nécessaire à l’exploitation et l’amélioration de la terre.

Naissance de l’économie comme une science de la terre

Pour structurer le rapport entre propriété et émancipation, la science économique se construit progressivement dès le XVIIe siècle. Le travail qui résulte en l’amélioration d’une terre devient un objet politique fondamental; le sol et sa bonne administration (via des machines, du travail) est encodée comme une ressource. Cette ressource est à inscrire au sein d’un système d’échange, dont plusieurs modalités s’affrontent durant cette époque. Elles ont toutefois toutes en commun la volonté de proposer une manière crédible de sortir du régime féodal d’usage des terres pour en tirer un meilleur profit, ce qui s’adjoindrait ainsi d’une plus grande prospérité pour l’état et ses sujets.

Ressources citée:

  • Quesnay et les physiocrates, qui donnent à l’État la prérogative d’entretenir des marchés qui fonctionnent bien pour garantir des prix haut aux cultivateurs. La bonne santé d’une nation est visible par la présence d’une classe de propriétaires agraires qui produisent et ont un attachement historique à la terre, au sol. La valeur est mesurée selon la quantité des fruits de la terre distribuée dans le corps social, et pas comme une abstraction des besoins et offres des hommes comme ce qu’on verra dans les théories économiques outre-manche. Pensée qui dérive d’une conception de la société héritée du féodalisme, capitalisme agraire non-marchand, local, stucturé par les possesseurs de la terre. Rapidement supplantée par le libéralisme anglais.
  • Adam Smith, Hume et le pacte libéral. La division du travail créé des individus qui s’extraient de leurs localismes par interdépendance mutuelle, ce qui amène à une élévation globale des valeurs morales (et donc, si j’ai bien compris, à plus de capacité d’autonomie pour les communautés). Plus on échange, plus on construit des possibilités physiques et politiques. Critique du modèle physiocratique, qu’il compare à une volonté de l’État (vue par exemple dans l’empire Chinois) de superviser directement la production plutôt que de laisser les hommes investir leur capital où ils le désirent. Le privé est ainsi laissé maître de la propriété, et la souveraineté de l’État se détache de la bonne gestion de la terre. Smith formule le coeur de la première promesse libérale: accroître les échanges permettrait une abondance et une prosperité des nations. Il est important de noter cependant qu’on se place à l’époque dans un référentiel où toutes les activités de production sont limitées par ce que peuvent fournir les sols (concept du Malthusian trap). Les innovations technologiques, la division du travail (en tant qu’optimisation du temps de travail disponible) et l’extension territoriales sont donc des moteurs importants.

Le premier pacte libéral, rédigé avant la révolution industrielle, n’est cependant plus valable dès lors qu’on regarde ce qui se passe dans les usines ou les colonies, où les travailleurs ne sont pas soumis à la protection juridique promise. Charbonnier avance la combinaison de deux phénomènes regroupés injustement sous le nom de “croissance”.

  • La “croissance intensive”, qui consiste à optimiser un input de ressources brutes relativement constant en augmentant la division du travail et en intensifiant l’usage du marché dans le réglage de la vie économique
  • La “croissance extensive”, qui répond au problème de l’abondance en accroissant la quantité d’input brut en entrée.

Ces deux phénomènes combinés ont résulté en des conditions matérielles d’existences qui violaient la promesse du pacte libéral. Il faut d’ailleurs noter que Pomeranz (Une grande divergence) avance l’idée que la croissance intensive, si elle a profondément changé les structures sociales et politiques, n’est pas seule suffisante pour expliquer le décollage du développement occidental. La prise en compte de l’accroissement de ressources (issues des colonies en particulier) est nécessaire pour expliquer un tel bond en avant.

On a là un paradoxe: un état qui libéralise l’accès au marché mais qui, dans le même temps, doit soutenir son projet d’abondance en accédant à de nouvelles ressources en étendant son emprise territoriale? Charbonnier n’est pas le premier à se rendre compte de cela: le philosophe allemand Fichte (1800) le fait avant lui. À l’opposé de la conception smithienne, l’État fichtien est jugé la seule entité capable de garantir une juste exécution des échanges. Il est donc nécessaire d’abandonner le commerce extérieur, car il est impossible pour un état-nation d’opérer en dehors de ses frontières. Mais les puissances occidentales vivent un double jeu: celui de leurs lois internes qui garantissent théoriquement le bien-être de leurs citoyens (pacte libéral), et les lois d’échanges et d’accès aux ressources extraterritoriales, qui se traduisent le plus souvent en guerres violentes. Elles prétendent vivre donc dans deux espaces: l’espace de la loi (souveraineté nationale) et l’espace de l’économie (alimenté par les aventures commerciales et militaires). Pour accomplir son idéal d’état fermé, il idéalise donc l’abandon de toute prétention coloniale (proposition qui relève d’une certaine “jalousie” de l’allemagne face à la france et l’angleterre sur ces domaines). Il met ainsi en lumière cette tension entre le projet d’abondance et ses besoins en matériel extraterritorial pour y répondre.

La double naissance de la modernité

On l’a vu, il y a eu constitution du pacte libéral qui dit en substance que l’accroissement de la prospérité économique d’une nation s’accompagne d’une augmentation des conditions matérielles et morales de sa population. Ce pacte est limité, avant le XIXe siècle, par un régime énergétique organique, qu’on qualifierait maintenant de renouvelable. L’arrivée des énergies fossiles et ce qu’on appelle “révolution industrielle” bouleversera complètement cette perspective.

Selon moi, l’un des points cruciaux à retenir de ce chapitre, voire du livre, c’est que ce que nous appelons “modernité”, c’est à dire une double quête de la croissance économique et politique soutenue par l’industrie, n’est en fait pas né une fois, mais deux fois. La théorisation de l’amélioration des conditions de vie par la prospérité est arrivée avant le charbon, énergie sous forme de stock qui libère ainsi (en partie) les nations des contingences organiques. La perception que nous avons de la modernité est liée à une abondance matérielle qui était alors inimaginable pour les philosophes des Lumières. Le raccord entre le pacte libéral et l’extraction fossile relève d’une construction intellectuelle et d’une adaptation du pacte libéral a posteriori, adaptation cruciale à comprendre car elle a conditionné - et conditionne toujours - nos choix politiques.

À noter qu’il n’est pas question de réduire la prospérité économique à la quantité de CO2 consommée, comme on le voit parfois dans les analyses de Jancovici: la quantité de ressources disponibles dans un sol n’est qu’une variable dans un problème éco-politique beaucoup plus large (sinon, on observerait une abondance beaucoup plus importante que l’actuelle dans les pays d’Afrique au sous-sol riche en ressource). Le bouleversement du rapport entre les villes et les campagnes, les modifications des conditions de vie des travailleurs et le harnachement au corps social de tout un attirail de machines… tout cela relève, au moins partiellement, d’un choix effectué au sein du corps social, ou à minima d’un processus politique qui n’a rien d’évident à priori.

Références invoquées

  • Guizot: la révolution française est le marqueur d’une révolution conceptuelle pour le corps social. L’idéal d’autonomie est ainsi poussé à son paroxysme: l’entité politique rejette toute légitimité externe à la réguler. Il y a donc une séparation entre “l’intérieur” de l’entité, qui définit ses propres lois selon des principes choisis, et “l’extérieur” de l’entité, dont le corps social ne reconnait pas la légimité pour la gouverner. On y voit un exemple dans la séparation entre “nature” et “culture”. Les grandes découvertes et l’accès aux ressources issues de la colonisation prennent alors une dimension supplémentaire: issues de l’extérieur du corps social, elles n’ont pas vocation à le réguler; le corps social va en revanche y déployer ses connaissances techniques et politiques pour entretenir sa propre autonomie - au détriment de ceux qui vivent en dehors du corps social. Mais si l’idéal d’autonomie est traditionnellement associé à l’Europe de l’Ouest des Lumières, le problème se complexifie quand ces notions sont réappropriées et modifiées selon les perspectives des colonisés, qui définissent ainsi leur propre conception de la modernité (Toussaint Louverture).
  • Jevons: l’amélioration de l’efficacité de la machine à vapeur entre le XVIIIe et le XIXe siècle a libéré un capital dirigé vers des investissements technologiques intensifs, en croissance sans limite, toujours plus consommateur de charbon. “Plus on économise de charbon et plus on en consomme”. Jevons pointe alors la difficulté dans laquelle l’Angleterre industrielle se place: toute entière dirigée vers la consommation d’une unique ressource (qui constitue à tort, selon lui, un nouveau “marché”), la perspective politique du pays ne peut que produire une fuite en avant pour réduire les pressions démographique (l’abondance matérielle étant à relativiser avec l’explosion démographique de l’époque) et réduire toujours plus les obstacles à la libre circulation des biens - au risque de se constituer une nouvelle dépendance par rapport à une ressource disponible en un temps limité, et de s’exposer à l’impossibilité matérielle d’entretenir cet idéal une fois le charbon économiquement instable.
  • Tocqueville: rien ne montre que le libéralisme du XVIIIe siècle soit une entreprise intrinsèquement colonialiste. Il faut plutôt considérer le décalage entre son pendant du XIXe siècle, qui réduit la définition du progrès à une marche vers l’avant extractiviste. Toute conception libérale qui ne prend pas en compte les dépendances aux ressources (minières ou division du travail peu coûteux issu de la colonisation), dépendance favorisées par des contingences historiques, sera malhonnête avec elle-même. Dans un chapitre de La démocratie en Amérique, Tocqueville avance non seulement que la libération du joug des tyrans (l’autonomie de l’entité politique) offre bien sûr des possibiltiés économiques immenses, ce qui explique selon lui l’afflux de migrants aux États-Unis. Mais il va plus loin, et suppose même que c’est la disponibilité même des terres (et de la main d’oeuvre bon marché) qui autorise la conduction d’une société plus égalitaire.

Charbonnier définit ainsi la tension entre l’idéal libéral d’autonomisation des sociétés et du besoin matériel constant, écologiquement coûteux d’un régime de marché et de propriété sous le terme “d’autonomie-extraction”.

La démocratie industrielle

Proudhon et son “la propriété c’est le vol” met en lumière les inégalités causées par le régime de propriété - ce même régime pensé par Grotius comme le régime d’accès à l’émancipation de l’homme et à la fin de l’arbitraire du religieux et de la nature. Dans ce même contexte, les socialistes construisent comme projet politique le réajustement entre les attentes d’autonomie et l’expression matérielle de l’économie-extraction. Autrement dit, ils demandent à ce que l’industrialisation respecte la promesse faite par les libéraux de plus de droits et de capacité politique.

Le prolongement dans le moderne

La fin du livre de Charbonnier présente d’autres idéologies qui illustrent les failles du contrat libéral et qui tentent d’y apporter des réponses (par exemple technocrates). Il montre toutefois que ces idées, que leurs racines prennent dans le libéralisme classique ou le socialisme, ne remettent pas immédiatement en cause l’idée d’autonomisation de l’homme par l’explotation de son milieu. On peut le voir par exemple en l’exultation de la “valeur travail” à droite comme à gauche ou en la difficulté d’envisager une autre politique environnementale que la “croissance verte”.

Il avance un lien plus direct entre colonialisme et projet libéral. Si les justifications tardives (et à posteriori) du colonialisme comme projet civilisateur ne sont pas solides en tant que telles, c’est qu’il faut les comprendre avant tout comme une extension de l’économie-extraction vers d’autres territoires. Si les libéraux à la Grotius ou Tocqueville n’avaient pas prévus un tel déchaînement dans le contrôle du milieu (le second étant d’ailleurs à l’aise avec le déracinement des autochtones amérindiens), la filiation idéologique du colonialisme repose bien dans les impensés du projet libéral. Les récentes déclinaisons des sociétés du risque (Ulrich Beck) et des limites (Georgescu) s’inscrivent en ce sens, en conceptualisant respectivement un risque issu non plus de la nature mais de l’industrie, et les limitations environnementales de notre capacité à croître. Ces idéologies poussées à l’extrême se traduisent notamment dans les mouvements collapsologistes qui abandonnent la prétention de décrire le monde actuel pour se focaliser sur un après mal défini, et dans la tendance au développement d’une économie de l’assurance par l’idée de résilience.

Symétrisation

Charbonnier apporte une dernière pierre à l’édifice en mettant proposant l’idée de symétrisation. Le questionnement de l’économie-extraction et son émanation coloniale est souvent présenté comme la remise en cause du projet émancipateur des Lumières (ce qui cristallise beaucoup de confusion dans la sphère publique, et sert d’excuse bien pratique pour éviter de réfléchir à un certain type d’écologie politique). Pourtant, j’y vois plus une volonté de considérer ce qu’est la justice, ici et maintenant (voir à ce sujet l’idée de Justice d’Amartya Sen, dont j’ai fait une fiche de lecture incomplète ici). L’appropriation par l’occident des terres et de ses habitants a permis l’émergence d’une société politiquement autonome, sous perfusion matérielle de ses colonies. Ces liens de dépendances où l’occident dirige et organise peuvent être par exemple la technocience ou la famille; ces liens ont été définis par l’occident, dans l’entreprise de projection de son influence matérielle sur le monde. La symétrisation, c’est l’approche de vouloir autoriser aux idées développées dans l’occident de vivre en dehors de lui. Je pense voir dans la remise en question du patriarcat et des systèmes de production capitalistes uniquement une volonté de “diviser et séparer” est une mauvaise lecture. Plutôt, il s’agit d’une demande somme toute très légitime selon le projet libéral d’accéder à l’autonomie. Cette demande doit-elle être illégitime parce qu’elle émane d’ailleurs de l’occident? Parce que des femmes dénonçant les féminicides, des guadeloupéens demandant justice pour l’empoisonnement volontaire au chlordécone ou des maliens demandant la fin du franc CFA, ces demandes doivent-elles être considérées comme illégitimes, et si oui sous quels motifs, vu qu’elles ne relèvent que de la demande de concrétisation du projet d’autonomisation, comme pouvait l’être le socialisme en son temps?

La différence avec les courants précédents, c’est que ces demandes et d’autres encore intègrent le plus souvent des revendications ayant trait à l’usage des terres en accord avec les habitants historiques. Et la conscience que l’idée d’une société complètement autonome se décidant et régulant elle-même est une construction issue d’arrangements avec les contextes politiques et historiques de l’époque.

Notion de décentrage des luttes?

Retour en haut de page Tous mes posts sont en licence CC-BY-NC-SA 4.0