J’ai découvert ce livre via la très chaude recommandation d’un ami que je tiens comme très recommandable quand il est question de creuser des sujets politiques pointus. La question écologique, si elle m’inquiète comme pas mal de membres de ma génération, a toujours été un sujet que j’ai pris “en annexe” d’autres. L’écologie servait à soutenir “d’autres luttes”, et ne s’est développée en tant qu’entité autonome que depuis peu. Charbonnier explose cette conception naïve et propose une porte d’entrée sur l’écologie politique d’une manière que j’ai trouvée très maligne. En effet, plutôt que de faire une histoire intellectuelle de ce qui relève de l’écologie, l’auteur propose d’analyser les grands courants de pensée qui ont structuré l’occident depuis la Renaissance au travers d’une tension qu’il juge fondamentale en écologie: le lien entre abondance et liberté (ou autonomie). Comment, alors que l’Europe se remet tout juste des innombrables guerres de religion, les idéologies se structurent autours de l’idée que l’abondance d’une terre apporte la liberté à ses occupants? Cette approche lui permet d’analyser des idées et auteurs qui, si ils ne sont pas reconnus par la tradition de l’histoire écologique comme écologistes, ont des thèses qui ont influencé la construction du monde dans lequelle se déploie cette dernière.
Cette lecture est d’autant plus intéressante qu’elle se fait en parallèle de l’écoute des cours de Jean-Marc Jancovici, donnés à l’école des Mines. En deux mots, la vision très “unidirectionnelle” et “énergie-centrée” de l’Histoire proposée par Jancovici apparaît comme bien incomplète (même si très pertinente!) quand on lit Charbonnier.
Je complèterai cette fiche au rythme d’un chapitre par semaine si tout se passe bien.
Critique de la raison écologique
Le livre s’ouvre sur l’énonciation d’une énigme politique primale: la terre et le sol redeviennent l’objet de nos luttes. La gestion des ressources écologiques et du vivant deviennent sujet politiques, au vu des mutations profondes qui s’annoncent. Comment gérer le parc de pêche? Qui doit s’en charger? Des questions de pure soutenance de notre société passent au premier rang des priorités politiques. Les gilets jaunes, dont la première revendication portait sur l’abaissement du prix du carburant fossile, les contaminations au Chlordécone en Martinique et Guadeloupe? Intimement liés à l’état matériel de nos écosystèmes.
Notre emprise sur le monde, représentée par la pollution de notre air issu de la révolution industrielle est alors remise en question. Notre émancipation ne peut se concevoir sans une réflexion profonde sur le lien qu’elle a avec les conditions matérielles, pour pouvoir la penser alors que ces conditions matérielles s’apprêtent à changer du tout au tout. Que signifie être libre alors que nos sols nourriciers s’épuisent et que les hausses de températures risquent de faire migrer de force une fraction importante de la population indienne? Le pacte passé il y a maintenant deux siècles, qui associe la liberté ultime à l’extraction et l’utilisation de ressources fossiles est en train de céder. Par quoi le remplacer? La multiplicité des mouvements se déclarant de l’écologie (écologie libertaire, écologie intégrale…) en dit assez sur la multiplicité de sens que peut prendre la notion “d’écologie”.
Pour répondre à ces questions, Charbonnier va puiser analyser le rapport intime à la base de ce pacte: le lien entre abondance matérielle et autonomie politique. Il n’est pas question de dire que l’autonomie infinie dans un monde fini est impossible: mais que cette autonomie ne se gagnera qu’en intégrant de manière durable les contraintes dudit monde fini.
On tire des Lumères des idéaux de justice et d’égalité certes; mais également une promesse de fin de la pauvreté, c’est à dire la fin de la pénurie. De ces éléments est né une certaine conception du corps social, celle d’un organisme complètement autonome et capable de prendre ses décisions pour lui-même, libéré de l’arbitraire de Dieu ou de la Nature. Autre promesse du projet libéral: celui de la sécurité matérielle qui, si il est beaucoup moins présent dans les discours politiques actuels, a pourtant été un moteur bien plus important que la promesse de liberté ou d’égalité dans son acceptation par les populations.
Avant de passer au coeur du sujet, Charbonnier introduit la notion d’affordance politique de la terre: je le comprends comme l’ensemble des possibiltiés politiques offertes par des conditions matérielles précises. Par exemple, un sol perçu comme riche devra être travaillé pour en tirer des fruits. Par qui? Comment en répartir ces fruits? Qui a la légitimité d’en décider ainsi?
Souveraineté et propriété
Aux 16e et 17e siècles, la séparation progressive du pouvoir religieux et du pouvoir politique a été largement vécu comme une période de grands troubles, causés par les hasard du Destin et la volonté humaine. Le futur, libéré de l’horizon de l’apocalypse chrétienne, relevait de la responsabilité de principe d’entités naissantes, les États-Nations. Ces nouvelles responsabilités politiques couplées à ce que nous appelons encore “grandes découverts” provoquèrent le foisonnement de la recherche de principes de gouvernances nouveaux, main dans la main avec un effort de mise en forme de la terre et du monde. Nous sommes encore les héritiers des concepts qui ont été développés à cette époque, même si la période a évidemment changé. À ce titre, le concept de propriété s’invente et se structure pour assigner une terre à un individu, au même titre que la souveraineté assigne une terre à un état. La propriété agit dès lors comme un puissant levier politique, car la terre et sa gestion deviennent dès lors des sujets de construction de politique et des enjeux de négociation, susceptibles d’être soumis au droit - là où les disputes religieuses sont insolubles car traitant d’absolu. Le droit se constituent depuis des faits matériels et structure les sociétés selon ces affordances politiques de la terre.
Références invoquées:
- Grotius, sur son traité de la liberté des mers, qui tente d’établir une norme d’interaction entre états à partir d’affordances politiques telles que le vent des océans. Les océans lient toutes les nations entre elles, et il est donc immoral d’en restreindre l’accès: cela revient à aller à l’encontre du dessein de Dieu. Cela lui permet de contester l’hégémonie portugaise et espagnole sur les mers. “Où donc est cette appréhension matérielle sans laquelle ne peut commencer aucune propriété?” Dans un autre ouvrage, la variation des lits de cours d’eau est un sujet de science politique à part entière: les fleuves jouant un rôle de délimitateurs naturels, de zones d’échange et de subsistance, toute modification de leurs caractéristiques a des conséquences sur les sociétés qui les bordent.
- Locke, chapitre V du Second traité du gouvernement sur la propriété. Le travail appliqué à une chose la fait sortir du statut de don du Créateur, et permet d’assigner la propriété du travailleur à la chose travaillée (ce qui exclut de fait les populations perçues comme “non-travailleuses”, comme les amérindiens). Or, la terre est un objet juridique et matériel conceptuellement idéal: elle ne produit des fruits que sous l’effet d’un travail (préparation des terres pour l’agriculture, puis la tâche d’agriculture). La légimitimisation de la propriété relève ainsi d’une capacité de “travail” de cette terre; Locke fait ici référence non pas au travail des ouvriers, mais au propriétaire terrien qui fournit le capital nécessaire à l’exploitation et l’amélioration de la terre.
L’économie comme science de la terre
Pour structurer le rapport entre propriété et émancipation, la science économique se construit progressivement dès le XVIIe siècle. Le travail qui résulte en l’amélioration d’une terre devient un objet politique fondamental; le sol et sa bonne administration (via des machines, du travail) est encodée comme une ressource. Cette ressource est à inscrire au sein d’un système d’échange, dont plusieurs modalités s’affrontent durant cette époque. Elles ont toutefois toutes en commun la volonté de proposer une manière crédible de sortir du régime féodal d’usage des terres pour en tirer un meilleur profit, ce qui s’adjoindrait ainsi d’une plus grande prospérité pour l’état et ses sujets.
Ressources citée:
- Quesnay et les physiocrates, qui donnent à l’État la prérogative d’entretenir des marchés qui fonctionnent bien pour garantir des prix haut aux cultivateurs. La bonne santé d’une nation est visible par la présence d’une classe de propriétaires agraires qui produisent et ont un attachement historique à la terre, au sol. La valeur est mesurée selon la quantité des fruits de la terre distribuée dans le corps social, et pas comme une abstraction des besoins et offres des hommes comme ce qu’on verra dans les théories économiques outre-manche. Pensée qui dérive d’une conception de la société héritée du féodalisme, capitalisme agraire non-marchand, local, stucturé par les possesseurs de la terre. Rapidement supplantée par le libéralisme anglais.
- Adam Smith, Hume et le pacte libéral. La division du travail créé des individus qui s’extraient de leurs localismes par interdépendance mutuelle, ce qui amène à une élévation globale des valeurs morales (et donc, si j’ai bien compris, à plus de capacité d’autonomie pour les communautés). Plus on échange, plus on construit des possibilités physiques et politiques. Critique du modèle physiocratique, qu’il compare à une volonté de l’État (vue par exemple dans l’empire Chinois) de superviser directement la production plutôt que de laisser les hommes investir leur capital où ils le désirent. Le privé est ainsi laissé maître de la propriété, et la souveraineté de l’État se détache de la bonne gestion de la terre. Smith formule le coeur de la première promesse libérale: accroître les échanges permettrait une abondance et une prosperité des nations. Il est important de noter cependant qu’on se place à l’époque dans un référentiel où toutes les activités de production sont limitées par ce que peuvent fournir les sols (concept du Malthusian trap). Les innovations technologiques, la division du travail (en tant qu’optimisation du temps de travail disponible) et l’extension territoriales sont donc des moteurs importants.
Le premier pacte libéral, rédigé avant la révolution industrielle, n’est cependant plus valable dès lors qu’on regarde ce qui se passe dans les usines ou les colonies, où les travailleurs ne sont pas soumis à la protection juridique promise. Charbonnier avance la combinaison de deux phénomènes regroupés injustement sous le nom de “croissance”. * La “croissance intensive”, qui consiste à optimiser un input de ressources brutes relativement constant en augmentant la division du travail et en intensifiant l’usage du marché dans le réglage de la vie économique * La “croissance extensive”, qui répond au problème de l’abondance en accroissant la quantité d’input brut en entrée.
Ces deux phénomènes combinés ont résulté en des conditions matérielles d’existences qui violaient la promesse du pacte libéral. Il faut d’ailleurs noter que Pomeranz (Une grande divergence) avance l’idée que la croissance intensive, si elle a profondément changé les structures sociales et politiques, n’est pas seule suffisante pour expliquer le décollage du développement occidental. La prise en compte de l’accroissement de ressources (issues des colonies en particulier) est nécessaire pour expliquer un tel bond en avant.
On a là un paradoxe: un état qui libéralise l’accès au marché mais qui, dans le même temps, doit soutenir son projet d’abondance en accédant à de nouvelles ressources en étendant son emprise territoriale? Charbonnier n’est pas le premier à se rendre compte de cela: le philosophe allemand Fichte (1800) le fait avant lui. À l’opposé de la conception smithienne, l’État fichtien est jugé la seule entité capable de garantir une juste exécution des échanges. Il est donc nécessaire d’abandonner le commerce extérieur, car il est impossible pour un état-nation d’opérer en dehors de ses frontières. Mais les puissances occidentales vivent un double jeu: celui de leurs lois internes qui garantissent théoriquement le bien-être de leurs citoyens (pacte libéral), et les lois d’échanges et d’accès aux ressources extraterritoriales, qui se traduisent le plus souvent en guerres violentes. Elles prétendent vivre donc dans deux espaces: l’espace de la loi (souveraineté nationale) et l’espace de l’économie (alimenté par les aventures commerciales et militaires). Pour accomplir son idéal d’état fermé, il idéalise donc l’abandon de toute prétention coloniale (proposition qui relève d’une certaine “jalousie” de l’allemagne face à la france et l’angleterre sur ces domaines). Il met ainsi en lumière cette tension entre le projet d’abondance et ses besoins en matériel extraterritorial pour y répondre.