Au commencement était... une nouvelle histoire de l'humanité, David Graeber, David Wengrow

Skelets numériques

Première publication le 01/05/2024
Temps de lecture estimé: 7 m
Tags liés à cet article: anarchisme %C3%A9tat f%C3%A9minisme ordre

Au commencement était... une nouvelle histoire de l'humanité, David Graeber, David Wengrow

Concept

Une histoire de l’humanité, rien que ça. On se place dans une tradition de récit en temps longs dont Sapiens est un récent exemple, mais aussi le bouquin de Jared Diamonds Guns, Germs and Steel. Prendre une hauteur suffisante pour embrasser d’un même regard toute l’histoire de l’humanité… l’entreprise à de quoi faire rêver. Et c’était une bonne occasion pour découvrir David Graeber.

C’est aussi incroyablement casse-gueule comme approche. L’exhaustivité n’est ni possible ni souhaitable. Les grands motifs qu’on verra dans ce genre de récit traduisent toujours en creux les opinions de ceux qui les racontent. Donc: comment on raconte l’humanité ? Quels récits voyons-nous le plus ?

Des récits téléologiques centrés sur l’Occident

La question est souvent formulée depuis un point de vue Occidental comme quelque chose qui ressemble à “l’origine des inégalités parmi les hommes”, ou “c’est dommage l’État hein mais y’a rien d’autre qui marche 🤷‍♂️ “. Ces deux thèses nous viennent de deux auteurs, Rousseau et Hobbes.

En très très gros, ça se résume ainsi:

  1. Le Rouseau est dans la team du “bon sauvage”: l’humanité diverge d’un état de nature originel. Un « péché originel » (souvent, l’agriculture) nous aurait corrompu en nous forçant à inventer des joyeusetés comme la propriété privée, la bureaucratie et les hiérarchies
  2. Le Hobbes est plutôt dans la team que les oppressions subies par les peuples est en fait un mal nécessaire. Sans cette violence structurée et canalisée par les institutions, on aurait zbeul permanent et loi du plus fort, dans une situation de « guerre perpétuelle ». On substitue donc la loi du plus fort à la loi du souverain.
Deux personnes avec deux t-shirt différents. Celle de gauche porte la mention Dear person behind me, the world is a better place with you in it. À droite, Only whores can read this.

Simplification du débat Hobbes vs Rousseau

Rousseau vs Hobbes (dont j’ai découvert les thèses dans Terra Ignota). C’est à peu près tout l’horizon de pensée que les penseurs occidentaux nous proposent.

Ces conceptions sont “fausses et ennuyeuses”. Fausses parce qu’elles contredisent l’état de l’art scientifique en anthropo et archéo. Ennuyeuses parce qu’on pourrait imaginer tellement autre chose…

Sources amérindiennes

“Relations des Jésuites en Nouvelle France” rapporte des dialogues supposéments fictifs entre des autochtones et des français. C’est un procédé discursif très commun (dans le Micromegas de Voltaire par exemple), mais qui se fait souvent balayer d’un revers de la main pour deux raisons:

  1. soit on dit que les colons apportent leurs propres visions et les mettent dans la bouche des indigènes
  2. soit on nie le fait que les indigènes aient une tradition politique et puissent donc commenter effectivement les sociétés françaises

Un exemple typique issu du livre: Kandiaronk, un chef Wendat mentionné dans un livre du baron de Lahontan: Dialogues avec un sauvage. Un type brillant à tout point de vue, du genre qu’on veut inviter aux soirées parce qu’il dit des choses sensées. Le truc, c’est que si le bouquin lui fait dire des choses censées… ben c’est peut-être qu’il les a dit?

Aussi prendre en compte un truc:

  • les sources amérindiennes circulaient beaucoup à l’époque de la rédaction du traité de Rousseau: il l’a donc probablement lu.
  • on dit que les colons transféraient leurs idéaux sur les autres mais ces idéaux étaient pas en odeur de sainteté DU TOUT sur le continent. Parlez de liberté et d’égalité à la cour du roi soleil, je vous regarde

Il n’y a jamais eu d’Eden

On a “jamais” eu d’Eden originel d’inégalités. En particulier, on a pas systématiquement cherché la hiérarchie lors de la naissance de l’agriculture. Il y a probablement eu (et il y a encore!) quantité d’expérimentations politiques, sur tout le spectre de l’autoritarisme à l’égalitarisme. D’ailleurs, la « naissance » de l’agriculture est un processus qui a duré plus de 3000 ans. En 200 ans, on a eu l’invention du marxisme, le 11 septembre 2001, Internet. Ça fait beaucoup de changements d’un coup, non?

Des vestiges de sépultures européennes datant de 4000 ans avant notre ère contenant des restes de personnes traitées avec une grande déférence sont souvent employés pour indiquer que l’humanité s’est placée sous un régime hiérarchique très tôt. C’est oublier un peu vite que beaucoup de ces sépultures montraient des marques manifestes de handicap. Au vu du validisme actuel, on peut se demander quel genre de société offrait autant de faste à des personnes souffrant de handicaps physiques (et étendre la question aux handicaps mentaux).

Des variations saisonnières de régime politique

Le bouquin décrit de très nombreuses sociétés dont l’organisation politique évolue en fonction de la saison. Un exemple frappant: les Nambikwaras du Brésil. Pour citer le livre:

Pendant la saison des pluies, les Nambikwaras se rassemblaient à plusieurs centaines dans des villages perchés sur les collines et pratiquaient l’horticulture ; le reste de l’année, ils s’éparpillaient en petits clans vivant de la cueillette. Pour les chefs, les « aventures nomades » de la saison sèche étaient l’occasion de se faire une réputation par des actions héroïques (ou au contraire de la ruiner). Au cours de cette phase, ils donnaient des ordres et géraient les crises, faisant preuve d’un autoritarisme qui aurait été jugé inacceptable en toutes autres circonstances. La saison humide venue – et avec elle le confort et l’abondance –, la renommée qu’ils s’étaient bâtie attirait un cortège de fidèles qui s’installaient à leurs côtés dans les villages.

Cette société a une fluidité sociale qui lui autorise une réorganisation complète de son rapport à l’autorité. Et ça traduit a minima une certaine réflexivité autours de cette notion. On a pas le même rapport à un chef quand on sait qu’il ne pourra plus nous donner d’ordre dans six mois.

On en parle aussi des politiques de logement sociaux à Teotihuacan? Selon René Millon, suite à un événement non-spécifié, l’urbanisme de cette ville s’est reconfiguré pour offrir des logements spacieux à une population toujours grandissante.

Pas de “classement de complexité”

On classe souvent les sociétés selon des niveaux de développement, ou de complexité. De chasseurs cueilleurs en bande désorganisée (sous-entendu, un genre de communisme libertaire), on évoluerait vers des chefferies, puis des cités avec une administration écrite, et enfin des états avec une police, des taxes, et tout le toutim.

Cette classification est flinguée. Déjà parce qu’il existe des sociétés qui font l’aller-retour entre agriculture et pratiques de cueillettes. Le livre cite par exemple des peuples paléolithiques d’angleterre qui ont essayé l’agriculture… avant d’aller vibe en nomade avec leurs cochons??? On ne saura pas ce qui a amené à cette décision, mais on peut supposer qu’elle a été un minimum consciente et réfléchie. Les sociétés cueilleuses avaient souvent les skills pour pratiquer l’agriculture.

Qualification des trois libertés fondamentales

Les auteurs définissent trois libertés fondamentales:

  • liberté de quitter les siens
  • liberté de désobéir aux ordres
  • liberté de reconfigurer sa réalité sociale

Il y a trois modes de dominations fondamentaux en retour

  • contrôle de l’exercice de la violence (un état-nation moderne, certes, mais aussi les gardes du corps de Kim Kardashian)
  • contrôle de l’information: administration, universités
  • charisme

Les états-nations modernes sont une conjonction assez particulière de ces trois modes de domination. Si on essaie souvent de retrouver dans les empires antiques des traces de notre état moderne, c’est souvent vain. L’Empire Aztèque était pas de ouf sur l’administration, la domination charismatique n’existait quasiment pas sous les régimes égyptiens anciens, etc.

Remarques

Ce bouquin est très très enthousiasmant à plus d’un titre:

  1. il défonce tout narratif d’immuabilité politique. Le “there is no alternative” est définitivement mort: nos ancêtres se sont offerts quantités d’alternatives, des plus pacifiques aux plus sanglantes;
  2. il ouvre une porte sur des modèles de société qu’on imaginait pas, en particulier des sociétés qui faisaient activement l’effort d’éviter les modes de domination.

Agriculture de décrue: quand ton agriculture ne peut se faire que sur la décrue (et est donc recouverte par la crue), c’est plus difficile d’imaginer une propriété privée (autres approches: run rig écossais, masha’a palestinien, subak balinais)

Une autre citation que je trouve très marquante

Comment avons-nous perdu la conscience politique qui faisait autrefois la spécificité de notre espèce ? Comment la domination et l’asservissement en sont-ils venus à représenter à nos yeux des éléments incontournables de notre condition humaine, plutôt que de simples expédients temporaires ou même les fastes de quelque grandiose comédie saisonnière ? Si tout cela a commencé comme un jeu, à quel moment avons-nous oublié que nous étions en train de jouer ?

Retour en haut de page Tous mes posts sont en licence CC-BY-NC-SA 4.0