La bataille de la sécu, Nicolas Da Silva

Skelets numériques

Première publication le 07/01/2024
Temps de lecture estimé: 14 m
Tags liés à cet article: politique

C’est dans le cadre d’un nouvel engagement militant que j’ai pris la référence de ce petit bouquin (j’en parlerais dans un prochain billet).

Dans ce livre, l’auteur nous propose une histoire du soin aux populations en France, de la révolution jusqu’à l’épidémie de COVID. Comme d’hab’, j’essaies de retranscrire les points que j’ai apprécié du bouquin.

Ambitions avortées nées de la révolution

Dans le système féodal, le soin aux plus démunis est basé sur la charité chrétienne:

  • le soin aux nécessiteux dépend du bon vouloir des individus qui en ont les moyens
  • l’Église catholique est un acteur très présent, notamment via les différents types d’hôpitaux

L’État français naissant lors de la révolution affiche une ambition très élevée pour le soin, en formulant l’idée d’un “droit au secours” (obligatoire, dû par la force publique). Ceci dit, il rechigne à prendre une place trop importante dans l’organisation des soins, surtout si cela implique une remise en cause de la propriété privée. En 1790, le Comité à la mendicité définit ce droit en séparant les « bons pauvres » (malades et handis inaptes au travail) et les « mauvais pauvres » (les « mendiants de profession »). Le choix stratégique qui est fait est de favoriser la création de nombreuses caisses d’épargnes.

Truc stylé
les officiers de soins, qui venaient à domicile pour donner des soins et juger si une aide financière pouvait être versée

En parallèle, la laïcisation de la société amène un affaiblissement des hôpitaux catholiques, sans que l’infrastructure “laïque” ne s’y substitue (loi hospitalière de 1796).

L’arrivée de Napoléon va temporairement régénérer l’église comme fournisseur de soin et s’attirer les faveurs de la bourgeoisie en supprimant le droit aux mutuelles et associations.

En tout cas à cette époque, les classes populaires n’ont pas eu droit de regard sur l’organisation du système de soin.

Une production du soin largement non-capitaliste
Point important qui restera une constante jusqu’à la fin du bouquin: si les structures de soin sont en pleine mutation à cause de la prise de pouvoir politique du capital, elles ne le deviennent pas pour autant. Elles ne résultent pas de la mise en valeur d’un capital ni d’une accumulation.

Le mutualisme, ou l’histoire d’une opposition subvertie par le Second Empire

Les deux gros modes de solidarité en vigueur sont les suivants:

  • assurance: partage des risques auprès d’un grand nombre de personnes et bénéfice de l’assureur
  • mutuelle: chacun cotise selon ses moyens et reçoit en fonction de ses besoins

En miroir, on a deux modes de redistribution:

  • la capitalisation: stockage de l’argent avant liquidation
  • la contribution ou cotisation: les rentrées financières d’une année financent les demandes de la même année

Les deux sont Interdites dès 1796, suivant une logique de contrôle social du travailleur (carte ouvrière de 1803 qui laisse au patron le seul droit de libérer un ouvrier de son travail).

Si les mutuelles pouvaient être des lieux d’organisation et de contestation, l’État la transforme en « un instrument de gestion de la souffrance à la disposition du capital ». Le IIIe empire propose notamment les régimes de « caisse approuvée » (qui ouvrent des subventions et taux d’emprunts intéressants) vs « caisse autorisée » (tout juste légalement tolérées).

Le mutualisme résonne du désir bourgeois de “civiliser” la classe ouvrière en limitant l’accès au soin (logique qui reviendra souvent). Un dispositif qui illustre ce phénomène: le ticket modérateur (on laisse un reste à charge au bénéficiaire du soin).

Liberté de cotisation?
L’obligation de cotisation face à la liberté de cotisation du travailleur est point de fracture entre la nouvelle CGT (1895) et les mutualistes. L’argument peut se résumer ainsi: on unifie le salariat si tout le monde cotise sans distinction.

Guerre totale et état social

C’est dans ce chapitre que l’auteur introduit une idée hyper importante. Celle de l’État social. On a l’idée que la sécurité sociale a été créée par un État providence généreux qui a souci le bien-être de ses citoyens. En vérité, l’organisation de l’État social s’apparente très fort à celui d’un État de guerre.

Qu’entend-on par là? La guerre nécessite une intense coordination des différents composants de l’état: une conduite militaire, une logistique, une propagande, une économie tournée vers la réussite des objectifs de guerre. Cette coordination à grande échelle est de fait impossible pour une économie de marché. La préparation et la conduite de la guerre bouleversent la place de l’État dans l’économie et la société, notamment dans la conduite des soins.

l’État prend sa place au centre de l’économie

La guerre a eu de nombreuses conséquences économiques et sociales. Elle a:

  • provoqué l’envahissement de 10 départements sur 87 (qui ne contribuent plus à la richesse nationale)
  • causé des destructions matérielles lourdes (125% du PIB de 1913)
  • mobilisé près de 75% de la population masculine active
  • accéléré la salarisation de la société: on passe de 2,5 millions d’employé·e·s et 3 millions d’ouvrier·e·s avant la guerre à 7,5 et 9 millions, respectivement

Pour rendre le paiement de «l’impôt du sang» plus acceptable, il y a constitution de “l’État social”. L’État assure la subsistance de ses citoyens-soldats en l’échange d’une participation à l’effort de guerre. La logique de l’auteur, c’est que les outils de la guerre totale ont aidé l’État à mettre en place des politiques de soin, pilotées par elles, dans une optique de coordination à large échelle.

Un embryon de cotisation universelle

« L’épargne et le mode d’assurance sont pas suffisant » se disent les bourgeois, les rentiers, les artisans et autres non mutuels. L’inflation qui multiplie les prix par 100 entre 1914 et 1945 n’aide pas à rendre attractifs les produits d’épargne.

Les lois de 1928-1930 définissent un régime de cotisation obligatoire pour les travailleurs hors régime spécial, s’accompagnant d’un renforcement du contrôle de l’État sur les caisses. La CGT-U (révolutionnaire) est contre: elle demande la fin de la capitalisation pour les assurances, la gestion des caisses par les ouvriers via les syndicats, la nationalisation des compagnies d’assurance privées et une assurance chômage complète.

Le rôle des médecins

Avant le régime général, les acteurs économiques de la santé peuvent en gros se diviser en trois acteurs:

  1. patient (qui cherche à maximiser le taux de remboursement)
  2. assureurs (qui cherchent à préserver leur équilibre financier)
  3. médecins (qui veulent des honoraires élevés)

Très tôt, les médecins ont voulu s’accaparer le monopole de la production de soin. Ils se sont battus pour la suppression du statut d’officier de santé pendant la révolution et le principe de libre tarification. Æls se sont aussi battus pour obtenir la liberté d’installation, le refus du tiers payant et toute tentative d’encadrer les prix. La charte des médecins généralistes de 1927 consacre ces principes. Cet article en propose une rétrospective historique, et comme cette fiche est déjà trop longue, je vous invite à le lire.

Le point important, c’est que pendant longtemps, le taux de remboursement des mutuelles ne dépasse souvent pas 40%. L’État ne fixe pas le prix, c’est le fruit de négociations entre les caisses et les producteurs de soin.

Note
Un système intéressant: une « enveloppe globale » de rémunération d’un groupe professionnel qui redistribue ensuite aux médecins leur honoraire (en fait, un salaire de fait) en fonction du nombre d’actes. Les médecins s’y opposent. Ça rendrait la comptabilité de la caisse beaucoup plus facile, dommage

Quelques politiques de soin nées des guerres

Gardons en tête qu’avec la IIIe République, L’État régule beaucoup mais consacre relativement peu de sous aux soins. La 1ere guerre mondiale change la donne. D’environ 10% du PIB en 1912, on passe en 1920 à 27,8%. Et pendant la guerre, on arrive à plus de 50% de dépenses (financées par l’endettement et la création de l’impôt sur le revenu en juillet 1914, juste avant la déclaration de guerre).

Oui, l’impôt sur le revenu, cet outil de redistribution objet de tant de discussions, a été créé pour financer des guerres et donner à l’État les moyens de sa coordination.

Contrôle du travail

On lève les lois de protections du travail pendant la guerre parce que wouhou. Vichy dissout les syndicats (et les élus communistes sont défaits de leur mandats en janvier 1940, la presse communiste est interdire en été 1939) mais préserve les mutuelles en l’échange de l’adhésion à la charte du travail. On bloque des salaires dans les établissements participant à la défense nationale en novembre 1939, étendu a partout en juin de l’année suivante.

Les futures générations de soldat

Il est nécessaire de préparer les futures générations de soldat. On voit ainsi venir poindre des politiques natalistes, qui se traduisent pour les mères de familles et familles nombreuses:

  • allocation annuelle à partir du 4e enfant
  • congé maternité (sans solde) de 8 semaines…
  • droits à des HLM
  • bon de pain quotidien
  • tarifs pour les transports

Avec une interdiction de l’incitation à l’avortement et la contraception en 1920 parce que c’est l’État quand même, le contrôle des corps c’est son truc.

Soigner les soldats

En parallèle, l’État lance de vastes campagnes de soin à destination de ses soldats. L’armée devient un espace de déploiement de politiques de soins. Citons par exemple les vaccinations forcées contre la typhoïde et la tuberculose. Si le succès est évident du point de vue delà réduction de la morbidité (on passe de 118 décès / 100000 hommes en 1914 à 0,3 en 1917).

Pensions pour les veuves qui deviennent des ayant droit. Obligation d’embaucher des mutilés de guerre, ou toute personne à la santé dégradée par la guerre.

Allocation aux vieux travailleurs salariés (AVTS), pour les cotisants âgés qui n’ont pas de retraite et qu’on retire donc du marché du travail

Les statuts des hôpitaux autorisent les malades payants (conventionnés), et renforce le contrôle de l’état sur l’hôpital en lui permettant de nommer son personnel administratif.

L’occupation est un test fort pour les mutuelles. Les caisses se démerdent comme elles peuvent pour gérer le flux de réfugiés, la démarcation qui réorganise spatialement les caisses. Elles recrutent pour faire face à la demande de soins supplémentaire et remplacer les morts ou déportés parmi leurs rangs.

La Sociale: La sécu de 1946, le régime général et l’autogestion

Il faut abandonner le mythe d’une fondation de la sécu consensuellement acceptée de et par le CNR. Si tout le monde est pour la réforme, le contenu divise profondément, selon Friot. Le point de friction principal est sur le régime de sécurité sociale général autogéré par les bénéficiaires. C’est là qu’intervient la contraposée de l’État social: la Sociale. La Sociale est la concrétisation des ambitions révolutionnaires du soin: un droit universel au soin de qualité, géré par les concerné·e·s.

Les manifestations de la Sociale : la Commune comme socialisation ultime

Bref rappel des accomplissements de la Commune en 72 jours de soulèvement: occupation des logements vacants, mandats impératifs… (bon entre 5700 à 25000 morts et la répression des survivant·e·s). Le bouquin manque un peu de biscuit sur l’épisode de la Commune.

Genèse du régime général et autogestion

L’état des sécus en 1945

Bon ben c’était le bordel hein, y’a pas d’autre mot. Les accidents du travail c’est le patronat et les assurances qui gèrent. Les allocations familiales par le patronat. Les retraites et les soins pour les salariés du privé sont régis par les statuts de 1928-1930 => moulte mutuelle. Les fonctionnaires sont sur un statut définit ailleurs. Et il y a les agriculteur·ice·s, les cheminot·e·s…

Ce système est bordélique mais répond à la défense des intérêts du patronat, du clergé, des assurances privées, des médecins et de l’exercice d’un certain contrôle social sur les ouvriers et pauvres.

L’unification des caisses

Here come the challengers de la Commission du travail et des affaires sociales du gouvernement provisoire. il y a du PCF, de la SFIO (CGT U et CGT C) et de la CFTC. Commission à l’initiative de Pierre Laroque, haut fonctionnaire qui a exercé sous Vichy dans le ministère du Travail avant de rejoindre la résistance en 1943.

Laroque connaît le rapport Beveridge qui repose sur une nationalisation du système de santé. Mais il propose un autre plan (parce que globalement y’a conflictualité sociale en sortie de guerre): une unification sous un régime général de l’assurance sociale (retraite et santé), allocations familiales et accidents du travail sous la libre gestion des principaux·les intéressé·e·s.

Initialement, la CGT propose une seule caisse par zone géographique, gérée avec 75% de représentants du personnel et 25% de représentants du patronat. Suppression du plafond de cotisation et surtout, surtout, autogestion. Le texte de loi proposé à l’assemblée provisoire est en deçà des ambitions (fondation d’un régime de cadre, création d’une mutuelle pour l’éducation nationale). Malgré les oppositions, gros travail d’autogestion pour la mise en place du régime général, la collecte et la négociation des accords collectifs des statuts. On peut compter sur le soutien d’Ambroise Croizat, ministre communiste du travail.

Ordonnances d’octobre 1945.

Éléments d’organisation

Les caisses sont organisées en deux échelons: les caisses locales et caisse nationale.

  1. Les caisses locales sont chargées de la collecte et de la fourniture des soins, notamment par la présence d’un représentant sur les lieux de travail.
  2. La caisse nationale a pour mission l’équilibrage financier entre les caisses locales. Mais elle compte aussi des membres désignés par l’État qui peuvent contrer les décisions prises par le conseil.

Manifestation de la Sociale: la FNOSS (Fédération Nationale des Organisations de Sécurité Sociale), un genre de parlement des caisses locales qui décident entre autres des conditions de travail des agents des caisses. Elle créé des formations (École supérieure de la Sécurité Sociale) et propose des prestations spécifiques pour les salariés qui ne sont pas sur leur lieu de travail.

Oppositions à La Sociale

Déjà la CFTC s’oppose au régime unique, et la scission dans la CGT la met en difficulté dans les conseils des caisses. La crédibilité du régime général et de l’autogestion ouvrière repose sur un maintien à l’équilibre financier. Or, l’État met sur le régime général des charges qui ne devraient pas lui être imputées (prestations pour les fonctionnaires): c’est ce qu’on appelle des charges indues. Les débats de 1949 à l’Assemblée amènent les arguments classiques du besoin de contrôle pour limiter les supposés manquement de l’institution (tableau reproduit plus bas)

Problèmes Solutions
Fraudes et abus Renforcement du contrôle
Vieillissement de la population Etatisation
Inefficacité de l’État Le déremboursement du petit risque
Inefficacité de la sécu Transfert à la mutualité

Ah, et on oublie pas “gneugneugneu les charges sociales ça détruit notre économie” et la création de régime particulier contre l’extension du régime général.

Réappropriation par l’État social du régime général

Le [[Capitalisme Politique]] cherche à limiter la production de soin publique

  • forfait hospitalier
  • ticket modérateur est remboursé (mais pas de ouf)

Le Capitalisme politique limite le pouvoir des bénéficiaires dans les caisses

  • désignation plutôt qu’élections pour limiter la démocratie dans les caisses
  • financiarisation de la dette de la sécu
  • tarif non-conventionnés

Une logique de ciblage des soins

Affection Longue Durée (ALD) nulle! Ne concerne qu’une seule maladie mais comorbidités importantes (diabète ⇒ obésité, anxiété ?) => malgré taux de remboursement de presque 100%, 4900€ par an de reste à charge en moyenne !!!

l’ALD est aussi lourde administrativement => entre 23% et 36% de mon recours

Limitation de l’offre de soin

  • médecin Numerus Clausus : limiter l’accès aux études de médecine: le nombre de médecins s’est stabilisé entre 2000 et 2020, avec une baisse du nombre de médecins par 100000 habitants (327 en 2015, 318 en 2021)
  • sous-investissement chroniques de l’hôpital public (avec effets pervers d’ouverture au financement par des structures financières)
  • manquement du virage de l’ambulatoire

D’autres structures de soins (maison de santé, comme à Toulouse) existent mais sans investissement pour les massifier, on y est pas encore

Industrialisation et arrivée du Capital dans le soin

La médecine libérale est une production de soin indépendante du Capitalisme et de l’État

Domestique Industriel
Au contact du patient Selon des essais cliniques
Suis l’évolution du patient Suis des normes cliniques
S’adapte aux cas Assigne des cas

Sous prétexte de normalisation pour une amélioration de qualité, l’État se réclame de ces normes pour contrôler le travail et diminuer les dépenses (et ça n’évite pas du Mediator)

La Sécu solvabilise le Capital (pharmacie, cliniques, production de médocs): il y un marché dès lors qu’une molécule / une prestation est jugée intéressante médicalement

lÉtat cherche à mettre en difficulté financière la Sécu pour justifier ses réforme

  • Discours du trou de la Sécu (inique car la Sécu est contracyclique et nous sommes en période de récession)
  • Abandon des augmentations de salaire face à des mesures sans côtisations qui limitent d’autant ce budget

On le voit à l’opposition au projet de «Grande Sécu"): toutes les élites médicales, la CFDT, les mutuelles .

![[Da Silva-La bataille de la sécu_Page_7.png]]

Financiarisation de la dette de la sécu avec la CADES (Juppé, 1995) et imposition du remboursement de la dette par la sécu

17Md€ pour le remboursement de la dette, 18Md€ pour le CICE, un crédit d’impôt inefficace… alors qu’on aurait pu subventionner l’hôpital public à race

Avis perso

Si l’auteur présente une opposition entre la Sociale et l’État Social, je ne suis pas convaincu par sa présentation des manifestations de la Sociale. La Commune est présentée trop brièvement et l’exemple de 1946 est un peu limité.

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