Chez soi

Skelets numériques

Première publication le 12/06/2021
Dernière modification le 12/08/2024
Temps de lecture estimé: 9 m
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Chez soi

Mona Chollet

Chez soi est une recommandation d’une amie. C’est un ouvrage que j’ai beaucoup apprécié, à une période où l’éloignement progressif de la précarité me fait m’interroger sur ce à quoi je veux consacrer mon temps et mon énergie, et l’image que j’ai de moi-même. Pourquoi donc ces interrogations surgissent-elles sur cet ouvrage? Un très bref élément de contexte: votre squelette préféré est un curieux mélange de casagne et de fêtes. Quand je n’étais encore qu’un petit osselet, mes parents me racontent que je pleurais quand on quittait la ville où j’habitais. En parallèle, j’ai toujours apprécié la foule, qu’il s’agisse de l’ambiance chaudement humaine d’un bar ou les paysages urbains tentaculaires qui fourmillent de vies. Malgré des efforts récents, il m’est difficile de m’exprimer à moi-même mes pensées et envies; avoir d’autres personnes pour m’écouter et faire ma maïeutique m’est très précieux. Apprécier mon “chez moi” relevait donc d’un instinct que je me devais, sinon de combattre, du moins de juguler pour éviter de stagner.

Arrive donc cet ouvrage d’environ 250 pages, que j’ai lu en un peu moins d’une semaine sur ma liseuse. Dans ces pages, Mona Chollet fait un panorama de l’idée du foyer au 21e siècle, à la croisée du féminisme, d’internet, de la société de consommation et de la crise écologique.

Cette fiche de lecture sera écrite progressivement, au rythme d’environ un chapitre par semaine.

Pour une défense des casaniers

“Va donc jouer dehors plutôt que de t’abrutir devant tes écrans” est une injonction que j’ai souvent entendue quand j’étais petit. Si elle relève d’un souci sincère de nos parents à l’époque, il n’est pas rare que ma mère me donne encore ce conseil quand je lui annonce que je ne suis pas sorti de la journée du week-end, occupé que je l’étais à cuisiner ou à jouer aux jeux-vidéo. La joie légitime de retrouver ma liberté de mouvement après les différents confinements semble se décliner chez les autres en une frénésie de sorties au bar, au musée, au cinéma, en randonnée. Bien évidemment, j’ai été très chanceux pendant les deux derniers confinements. Je n’étais pas seul, dans un appartement bien aménagé et avec un accès aux services sans commune mesure; d’autres personnes n’ont pas eue cette chance, et il n’est pas question d’émettre un quelconque reproche sur cette attitude.

Je pense que la fin du confinement n’a fait qu’amplifier un phénomène déjà existant, que l’autrice détaille avec attention dans son premier chapitre (l’ouvrage a été écrit en 2015): la “casagne” - le fait de privilégier son intérieur et son foyer - est considéré avec au mieux curiosité, au pire pitié. En tant que journaliste, Mona Chollet explicite cette attitude au sein de sa progession via l’aura du “terrain”. Faire des enquêtes en extérieur aurait la capacité de produire du “meilleur journalisme”, faisant la supposition que l’enquêteur sur le terrain n’a pas de biais et reçoit les faits “tels qu’ils le sont” sur place. Si la nécessité de faire des enquêtes au plus près est évidente, les textes issus de journalistes casaniers qui ne sortent pas sont étrangement déconsidérés, par l’emploi du vocable “jus de crane”. Comme si les expériences digérées et incorporées en un tout à peu près cohérent par l’auteur avaient moins de valeurs intrinsèque.

Refuser une invitation pour prétexte qu’on est “mieux chez soi” est vu comme une insulte; pour autant les phases - temporaires seulement - où on est en retrait par rapport au monde et à soi incitent à penser, rêvasser, se détendre, sans autre jugement que le notre ou nos intimes. La vie privée et l’intimité sont des éléments qui nous permettent de nous enraciner dans le monde, et de construire des bases solides.

La seule manière moralement acceptable “d’aimer chez soi” ne peut alors passer que par l’accumulation de commodités. Le capitalisme nous propose d’innombrables catalogues peuplé d’articles et de maisons de rêves. Double standard que souligne l’autrice, où les impératifs de rendement et d’utilisation de son temps se superposent à la valorsation de l’immédiate satisfaction de nos moindres désirs. “On a pas le droit d’habiter sa maison, on a le droit que de la consommer”. Un canapé luxueux payable par mensualités ne servira à rien si on ne nous offre pas le temps d’y révasser. Il n’est évidemment pas question de célébrer le consumérisme comme une manière d’atteindre la paix chez soi. Mais votre squelette serviteur a été très sensible à l’argument qui consiste à reconnaître notre sensibilité au matériel et aux choses, surtout dans un environnement que nous habitons, dans laquelle notre personne se déverse et dont elle s’imprègne. L’économie est souhaitable en général, mais il n’est pas forcément besoin de la pousser jusqu’à l’ascèse.

Un intérieur, c’est aussi des dizaines de petits artefacts. Je garde chez moi les marques-pages que m’offrent mes parents à chaque fois que nous visitons un musée ou un monument: je dispose d’une liseuse, et je fais partie de cette espèce détestable d’êtres qui cornent leurs pages pour marquer leur progression dans le livre: ils ne me sont donc pas utiles, et sont dispersés à plusieurs coins de ma chambre. Mais ces petits marques-pages sont autant de micro souvenirs qui m’attachent à mes parents, aux lieux que nous avons vécus ensemble.

Mona Chollet conclut ce chapire en avançant l’idée suivante: l’époque dans laquelle nous vivons semble difficile à appréhender. L’avenir nous parait incertain, les valeurs auxquelles nous pensions croire se délitent, le pessimisme et son alter-ego le cynisme peuplent nos pensées. Moi-même, je constate qu’une des séries de jeu vidéo que j’apprécie le plus parle de fin de cycle, de rapport à la mort et de monde en train de pourrir. Comment, toutefois, avoir confiance en l’avenir sans avoir quelques bases solides? Comment peut-on réfléchir à ce que l’on souhaite pour nous et nos proches si il n’est pas possible de s’arrêter un instant et d’écouter nos histoires, à l’abri du monde, chez soi? Il est donc question de décrire les pouvoirs de la maison et, ainsi, de les augmenter, pour nous redonner goût à nos “antres” et y trouver le pouvoir régénérant nécessaire à toute action sur nous et les autres.

Références évoquées:

  • Mario Graz, histoire illustrée de la décoration intérieure
  • Nicolas Bouvier
  • Ivan Gontcharov
  • Gaston Bachelard, La poétique de l’espace

On est plus seul chez soi à l’heure d’Internet

L’autrice commence par décrire la bibliothèque comme une pièce importante, tout à la fois lieu d’observation et lieu de refuge. J’ai moi-même une petite chauffeuse sous mon meuble de bibliothèque, d’où je peux lire en position accroupie, entouré de mes peluches et de mes livres du moment tout en gardant un oeil sur l’entrée de ma chambre et mon bureau. Cette bibliothèque, munie d’une porte ou pas, est un refuge. Avec l’arrivée d’internet, il n’est pas si évident que cela que cette pièce conserve son caractère protecteur. Pour être plus précis, on parlera plutôt des réseaux sociaux privés de type Twitter, Instagram, Pinterest ou Facebook, des dispositifs webs qui nourrissent constamment l’utilisateur de promesses d’interactions. Cette nourriture est savamment orchestrée pour créer une dépendance au flux de notre “réseau”, nourrissant entre autre des peurs de “manquer quelque chose”, faire défiler sans objectif un fil d’actualité… le point crucial étant que notre temps libre est de plus en plus câblé sur des interactions (cadrées) avec d’autres personnes, ce qui entraîne un “recul des capacités d’autarcie”. Je pense être moi-même particulièrement sensible à ces problématiques d’attention; on pourra d’ailleurs voir ce que j’en pense dans ce billet.

Ces réseaux d’interactions forcées nous poussent tout d’abord à ne plus être en sûreté “chez nous”. J’ai eu la chance de ne jamais souffrir de harcèlement en ligne ou même de commentaire désobligeants; la pléthore de témoignages de personnes dévastées psychologiquement par le cyber-harcèlement montre bien qu’il ne suffit pas d’être physiquement chez soi pour être en sûreté. Une autre problématique est le “lissage” de nos expériences numérique (nous parlons ici de quelque chose de beaucoup plus large que des réseaux sociaux privés): puisque nous travaillons, achetons, discutons, flirtons par l’intermédiaire de nos écrans, ces derniers prennent une place centrale dans nos expériences de foyer. Il m’arrive plusieurs fois de perdre la notion du temps quand je joue sur un écran; une activité physique où je sens mon corps réagir face à l’effort et la fatigue monter ne présente pas ces mêmes caractéristiques.

Cette perte de temporalité s’accompagne de la tentation de faire plusieurs choses à la fois, tentation rendue très aisée par l’ergonomie de nos outils et très difficile à résister. La rédaction de cette fiche de lecture se fait par exemple avec six fenêtres de chat différentes ouvertes, que je consulte entre chaque paragraphe. J’ai souvent entendu autours de moi la crainte d’avoir un cerveau “dégradé” par les flux d’information, de la difficulté de se concentrer plus de trente minutes sur un seul objet. Je trouve de la quiétude dans la méditation au sabre ou la composition de musique; mais si je souhaite lire sur une longue durée, il me faudra faire des efforts et “taire” mes innombrables piques mentales m’amenant à vérifier un passage du livre, à me perdre dans un fanwiki quelconque…

Si cette perte existe, elle créé un autre genre d’intimité. Les blagues sur les lundis, les memes sur la difficulté à travailler, les commentaires “d’introvertis”… en un sens avec des inconnus, je suis capable de partager des expériences qui relevaient d’un intime non exprimé; paradoxalement, le fait de voir des mèmes sur un sujet aussi trivial et intime que le sens de rotation de ma brosse à dent le matin me fait me rendre compte que nous sommes nombreux à vivre ce genre de petites choses si simples.

Il ne s’agit de toute façon pas de tenir un discours technophobe, et Mona Chollet s’attache bien à montrer qu’Internet a, en général, détruit beaucoup plus d’isolement qu’il n’en a créé. Que pouvoir discuter avec sa mère lors d’un trajet en métro n’offre peut-être pas un paysage réjouissant pour l’observateur extérieur, mais qu’il offre une poche de sociabilité supplémentaire. En ces temps de pandémie, il n’a jamais été aussi bancal que d’associer la sociabilité à la seule présence physique d’autrui (ce qui n’empêche pas de se sentir amputé par son absence).

Références évoquées:

  • Michael Pollan, A piece of my Own

Un foyer décent malgré la crise du logement

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Habiter un espace et un temps

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Le rapport de la femme avec le foyer

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Famille nucléaire… ou autre chose?

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Architecture, urbanisme: nouveaux espaces de logements

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